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Mekkawi Saïd : Je raconte le centre-ville comme je l’ai vécu au quotidien

Dina Kabil, Mardi, 05 septembre 2017

C'est dans son endroit favori, au café Zahret Al-Bostane, que l'Hebdo a rencontré l’écrivain Mekkawi Saïd. Grand connaisseur du centre-ville du Caire, omniprésent dans son oeuvre littéraire, l’auteur s’exprime sur le génie du lieu.

Mekkawi Saïd
Mekkawi Saïd, Grand connaisseur du centre-ville du Caire. (Photo : Bassam Al-Zoghby)

Al-Ahram Hebdo : Depuis la sortie de votre livre Les Trésors du centreville, vous êtes surnommé le romancier du centre-ville. Est-ce que vous vous identifiez à cette appellation ?

Mekkawi Saïd : Je suis né au centre-ville, plus particulièrement au quartier de Garden City. J’appartiens pleinement à cet endroit. Mon roman Taghridet Al-Bagaaa (le chant du cygne) — ndrl : primé dans la liste des finalistes du Prix international de la fiction arabe en 2008 — se déroule dans les parages du centre-ville et ses personnages sont tirés de ceux croisés au centre de la mégapole. Ces appellations toutes faites, comme l’écrivain de West Al-Balad, sont courantes plutôt dans les médias. Elles sont dues probablement au succès de mon livre Les Trésors du centre-ville, peut-être parce qu’avant ce livre, les écrits qui abordaient le centre partaient d’un point de vue touristique. Dans ce livre, j’ai voulu revisiter les endroits culturels où les gens papotent autour d’un verre, dans les petits cafés, les bars du bon vieux temps ou ceux délabrés, mais qui sont toujours fréquentés par les intellectuels. J’ai essayé de rendre hommage aussi aux endroits phares du centre-ville qui existent toujours et ceux qui ne sont plus aujourd’hui, comme les cafés Izavitch, Ali Baba, Bar Roy … toutes ces places dans lesquelles les personnages circulent à leur aise.

— Quel a été le moteur de l’écriture dans ce roman, surtout que vous aviez déjà écrit sur le centreville dans Le Chant des cygnes ?

— J’avais commencé à publier les histoires dans Les Trésors du centreville en feuilleton dans l’hebdomadaire Al-Badil, et tout de suite, des critiques et des amis m’ont recommandé de les rassembler dans un livre. Le fil conducteur était de raconter les histoires de personnes talentueuses du centre-ville et qui n’ont pas pu se faire connaître pour des raisons qui les dépassent. C’est pourquoi le livre est divisé en deux parties : la plus grande, c’est l’histoire des gens, et l’autre, l’histoire des lieux. Le seul critère de faire la carte des rues, places, cafés, boîtes, hôtels ou bars c’est de les avoir fréquentés moi-même. Je raconte le centre-ville comme je l’ai vécu au quotidien.

— Pouvez-vous dresser une cartographie des changements du centre-ville, notamment des gens qui y habitent et qui le fréquentent ?

— Je suis particulièrement intéressé par les endroits fréquentés par la génération qui m’a précédé (celle des années 1960), mes concitoyens du centre aujourd’hui, mais aussi par la génération future ! J’ai fréquenté la jeune génération et l’ai abordée dans mon livre Les Cahiers de Tahrir. Les jeunes ont ouvert le cercle des cafés du centre-ville, ils sont allés vers le café Al-Takeïba ou conquis l’espace des cafés d’Al-Boursa. Quant à notre génération, nous n’aimons pas imiter les grands, mais plutôt nous avons hérité des lieux de rencontres comme Café Riche, où se trouvait un certain Mahfouz ou un Naguib Sorour, mais c’était difficile de les approcher.

Peut-être la rencontre était plus facile sur des cafés plus populaires comme Zahret Al-Bostane (ndlr : le favori de Mekkawi Saïd), où j’ai vu de près le poète Amal Donqol, dans les années 1970 ; ce dernier aimait appeler ce café le « fond stratégique ».

— Les projets de réaménagement du Caire khédivial peuvent-ils aller de pair avec vos préoccupations de sauvegarder la mémoire du centreville ?

— Le projet dit Le Caire 2050 comprend Le Caire khédivial, Le Caire ismaïlien, sans compter l’achat immobilier intensif qui a lieu ces dernières années ; tout cela se fait via « leurs experts ». On n’a jamais ni adressé la parole ni demander le conseil ou même l’avis des écrivains, des artistes, des architectes au sujet de la réhabilitation du centre. On a l’impression qu’il s’agit de sauvegarder les endroits historiques pour les léguer à de nouvelles élites. Nous étions toujours contre le fait que quelqu’un achète un immeuble au centre-ville, le rénover de sorte de l’épurer de la vie qui palpite autour de lui, en se débarrassant du café qui le côtoie par exemple. Bref, nous ne voulons pas qu’on se débarrasse des harafiches (selon le terme de Naguib Mahfouz) ou des gueux du centre-ville, comme c’était le cas à Beyrouth dans les rénovations post-guerre civile. C’est une équation très connue qui se conclut pour le gré d’une classe de nouveaux riches, qui ne sont pas aptes à aborder la valeur aussi bien humaine qu’historique des lieux.

— Vous semblez un peu trop critique vis-à-vis de ces projets de réhabilitation ; pourtant, de nombreuses initiatives culturelles, du secteur privé ou indépendant, qui datent depuis quelques années, ont tenté d’intégrer les habitants dans la scène …

— Le problème est que toutes ces initiatives « culturelles » sont jusquelà très élitistes et n’accordent pas d’importance aux gens ordinaires ni aux habitants du lieu. Les manifestations culturelles ont à faire avec les clubs de charité des femmes de la classe aristocrate ou sous le parrainage de l’aristocratie de l’Automobile Club. Savez-vous comment Le Caire khédivial s’est formé ? Le khédive Ismaïl était le premier gouverneur qui s’est approché du peuple, il a construit le palais Abdine. Il y avait en ce moment un projet national d’envergure qui était le Canal de Suez, il a alors invité les Européens et a tenté de combler la grande lacune qui sépare les étrangers et l’élite qui a vécu le lieu. Il a ensuite bâti le boulevard des pyramides, spécialement pour montrer le site de l’Egypte Ancienne à la reine Eugénie. Il a construit aussi l’Opéra du Caire dans le même but du grand projet national. Alors pour faire revivre cela aujourd’hui, presque 200 ans après, on a besoin d’un projet ayant une tête qui tient les fils et gère … Ce qui se passe, ce sont des plans sans orchestration. Je suis tombé une fois sur un contrat de logement qui date de 1935 à la rue Qasr Al-Nil (ce document figure dans Les Trésors du centre-ville, voir encadré) qui peut vous donner une idée sur comment était la vie au centre-ville, comment était la vie en commun dans un même immeuble et comment respecter les codes du voisinage.

— Comment auriez-vous envisagé le plan de rénovation ?

— Je suis content de voir toutes ces façades des immeubles repeintes, mais quand je me promène à la place Tahrir, je trouve que les côtés du même bâtiment sont intacts. Je veux dire c’est bien pour un premier pas, mais il faut poursuivre et il faut que le gouvernement assume ses responsabilités. Car autrefois, les petits métiers qui dépendaient des bâtiments, comme le valet ou le vendeur ambulant, étaient plus ou moins contrôlés par le gouvernorat, pour garantir la protection des habitants sans porter atteinte à la liberté de se déplacer. Pour faire une base d’informations aujourd’hui, il ne suffit pas de plaquer un document à l’entrée des immeubles historiques pour énumérer les grandes figures qui y ont habité. Parce que même en énumérant ces personnalités, on cite la star Anouar Wagdi, mais on omet l’existence d’un club d’aviation très important dont l’un des membres était la première femme à avoir conquis ce domaine, Lotfiya Al-Nadi, en 1934. L’histoire du Caire khédivial nous montre comment les choses se sont faites d’une manière tout à fait autre, on planifie par exemple la construction d’un théâtre, et toutes les industries qui y sont liées voient le jour automatiquement, c’est le vrai sens de l’urbanisation. Il n’est pas question de choisir un endroit et de s’en accaparer sans une vue d’ensemble, le développement n’a jamais été sur commande des businessmen, régis par la logique de l’investissement.

Mekkawi Saïd est né au Caire en 1956. Il a travaillé comme éditeur, scénariste, écrivain pour enfants et surtout romancier à partir de 1981. Parmi ses oeuvres qui varient entre roman et recueil de nouvelles, il s’est attardé sur les histoires et l’ambiance des habitants et habitués du centre-ville du Caire, comme son roman Taghridet Al-Bagaaa (le chant du cygne), aux éditions Al-Dar en 2006, short list du Prix de la fiction arabe en 2008, et traduit en anglais sous le titre de Cairo Swan Song, AUC press, 2009. Il a également écrit son chefd’oeuvre à grand succès Moqtanayat West Al-Balad, Wogouh Wa Hékayat Men Al-Qahéra (les trésors du centre-ville. Des visages et des histoires du Caire), dessins de Amr Al-Kafrawy, aux éditions Shorouk, 2010. Puis Karrasset Al-Tahrir, Hékayat Wa Amkéna (le cahier de Tahrir, des contes et des lieux), Al-Masriya Al-Lobnaniya, 2013. En voie d’impression, Al-Qahéra Wa Ma Fiha (Le Caire et ce qu’il possède), les histoires des artistes et politiciens depuis l’époque d’Ismaïl jusqu’aux années 1970.

En 1935, le bail des appartements de la rue Qasr Al-Nil était rédigé en arabe et en français. Le souci de l’esthétique et du politiquement correct était encore bien présent. Voici quelques exemples des clauses du contrat. « Il est interdit aux habitants de l’immeuble de :

— Changer la couleur de la façade.

— Changer la couleur des volets.

— Afficher une pancarte commerciale sans permission.

— Sortir au balcon en chemise de nuit ou en pyjama.

— Suspendre le linge sur le balcon qui donne sur la façade.

— Jouer du piano ou écouter la musique de 15h à 18h ».

Tiré de Les Trésors du centre-ville.

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