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Le sort incertain de l’Iraq

Samar Al-Gamal, Jeudi, 18 février 2016

Environ 10 ans après sa création, l'Etat islamique cède du terrain, mais sa menace pèse toujours sur l'Iraq. La stabilité du pays reste aussi tributaire d'un bras de fer entre les acteurs régionaux.

Le sort incertain de l’Iraq
(Photo : AFP)

Il est temps de protéger Bagdad. Le reste du pays est, lui, livré à son triste sort. Le gouvernement iraqien a ainsi décidé de construire un mur d’enceinte en béton pour contrer la menace de l’Etat Islamique (EI ou Daech, dans son acronyme arabe). Il s’agit d’un système de défense de 300 km de long autour de la capitale iraqienne qui comprend aussi des tours de contrôle, des caméras de surveillance et des détecteurs d’explosifs. La capitale serait ainsi, aux termes des travaux, isolée de Falloujah à l’ouest, qui a été à plusieurs reprises aux mains de Daech, et protégée au nord à Mossoul qui se trouve sous le joug des djihadistes. Selon le porte-parole militaire de Bagdad, Abdul Amir Al-Chammari, « la barrière de sécurité empêchera les terroristes d’infiltrer la capitale ou de faire passer des explosifs et des voitures piégées pour cibler des civils innocents ».

Bagdad vit déjà entre les murs avec des barrières situées autour de ladite zone verte, un secteur ultra-protégé, qui abrite notamment les institutions gouvernementales et l’ambassade américaine. D’autres murs s’élèvent pour séparer des quartiers chiites des sunnites. Environ 13 ans après l’occupation américaine de l’Iraq et 10 ans après la naissance de l’EI, l’Iraq est presque effrité et semble loin de trouver une issue pacifique en dépit d’un net recul de Daech. Le groupe aurait, avec la fin de 2015, perdu « près de 40 % » du territoire qui était sous son emprise, a dit le colonel américain Steve Warren, porte-parole de la coalition internationale. Le gouvernement iraqien promet déjà que 2016 verrait la défaite du groupe.

Sur le terrain effectivement, l’armée régulière a marqué sa plus importante victoire avec la reconquête de Ramadi. Cette ville sunnite située à l’ouest avait été conquise en mai 2015 par les combattants de l’EI, après surtout un retrait chaotique des forces iraqiennes. Dans le nord, d’autres villes, à l’instar de Biji ou Tikrit, anciens fiefs de Saddam Hussein, ont été reconquises par l’armée soutenue par des milices chiites. Sinjar, plus au nord, est reprise par les forces kurdes iraqiennes appuyées par des frappes aériennes de la coalition internationale, coupant ainsi une route stratégique de communication entre Daech en Iraq et sa capitale en Syrie. La menace pèse pourtant et le groupe reste très puissant, en contrôlant Falloujah et Mossoul depuis deux ans déjà.

Deux villes-clés

C’est depuis cette dernière, la deuxième ville d’Iraq, qu’Abou-Bakr Al-Baghdadi, le chef de l’EI, a proclamé son « califat ». La reconquête de la ville est l’un des objectifs de Bagdad, mais l’armée, toujours fragile, a besoin d’un appui considérable pour le faire, celui des combattants kurdes, selon le ministre iraqien des Finances, le Kurde Hoshiyar Zebari. « Les Peshmergas sont une force majeure. Nous ne pourrons pas réussir à Mossoul sans eux », a-t-il déclaré à Reuters. Mais, selon les experts militaires, Mossoul ne peut être libérée sans l’aide au sol de la coalition dirigée par les Etats-Unis, qui mènent des raids aériens sur des positions de Daech depuis août 2014 en Iraq avant de passer à la Syrie. C’est tout un monde qui combat le groupe djihadiste : les Américains et leurs alliés, avec en tête la Grande-Bretagne et la France, la Russie, mais uniquement en Syrie, la Turquie qui cible Daech, mais aussi la rébellion kurde, essentiellement les positions du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Il y a aussi l’armée iraqienne et une dizaine de milices paramilitaires en majorité des chiites épaulés par l’Iran. Ces derniers servent souvent de substitut à l’armée régulière pour combattre Daech.

Il s’agit des Unités de mobilisation populaire (Wéhadate Al-Hachd Al-Chaabi) qui se sont formées sur une fatwa de l’ayatollah Ali Al-Sistani et au sein desquelles se réunissent toutes les milices chiites iraqiennes, et quelques tribus sunnites du nord et du centre de l’Iraq, mais de façon assez décentralisée. Certaines de ces milices chiites sont anciennes et datent de l’invasion américaine de l’Iraq, et d’autres ont été formées en riposte à l’EI, parmi lesquelles les Brigades de la paix (Saraya Al-Salam), l’Organisation Badr (de loin la plus militarisée), la Ligue des vertueux (Osbat Ahl Al-Haq), les Brigades du Hezbollah (qui n’a rien à voir avec le Hezbollah libanais sauf son nom), et les Brigades de l’imam Ali.

Il est difficile de connaître leur effectif total ou leur arsenal militaire, mais elles paraissent plus motivées que l’armée régulière, mal équipée et désorganisée. « C’est son démantèlement par les Américains qui a mené au statut actuel », estime un haut diplomate égyptien. Débordée par l’EI en 2014, l’armée iraqienne cherche lentement à se réformer (lire page 4). Le ministère iraqien de la Défense a annoncé le 2 février qu’un nouveau lot d’avions Lockheed Martin F-16 multifonctions était arrivé dans le pays. Les quatre des 36 F-16, d’abord arrivés en juillet 2015, avaient effectué leur premier raid aérien contre les militants de l’EI. L’Iraq envisage aussi l’achat à Moscou d’un « petit nombre » de MiG-29 à voilure fixe. L’information a été révélée la semaine dernière avant la visite en Iraq du vice-premier ministre russe.

Le sectarisme né de l’invasion américaine

Cette puissance militaire en développement et en grande partie « pro-chiite » ravive la tension dans une région où le sectarisme se fait maître. « Alors que le sectarisme, comme une arme géopolitique, n’a rien de nouveau, son utilisation a atteint de nouveaux sommets », estime un papier sur l’Iraq de Soufan Group, spécialisé dans le renseignement. Et d’ajouter : « L’ère actuelle du sectarisme découle, en partie, de la guerre en Iraq en 2003. Le changement dans la dynamique du pouvoir entre sunnites et chiites en Iraq a déclenché des séismes régionaux qui se font encore sentir aujourd’hui. Il est difficile de dire que ce sont les craintes de l’Arabie saoudite d’un Iran ascendant, avec un allié iraqien, qui ont donné lieu à des manoeuvres saoudiennes motivées par des préoccupations sectaires ».

Cela fait presque un an que l’Arabie saoudite s’est lancée dans une guerre directe, au Yémen, contre les chiites et affiche aujourd’hui son intention de mener une intervention militaire au sol en Syrie. Et le gouvernement saoudien parle de la manoeuvre militaire « la plus importante » jamais organisée dans la région : « Tonnerre du nord ». Elle regroupera plus de 150 000 militaires venus de 20 pays, dont ceux du Golfe, l’Egypte, la Jordanie, le Maroc, le Pakistan, les Emirats arabes unis, le Soudan, le Yémen, la Malaisie, le Sénégal et le Tchad. « L’Arabie saoudite a exhibé ses avions de chasse, ses missiles balistiques CSS-2 et ses équipements, afin de transmettre un message à un certain nombre de pays du monde, dont et surtout, l’Iran », écrit le quotidien émirati Golfe News. L’exercice impliquant les forces terrestres, aériennes et navales constitue un « signal fort » de la volonté des pays participants de « préserver la sécurité de la région », a écrit l’agence officielle saoudienne. Ils ont lieu dans la ville militaire de King Khalid, à Hafr Al-Batin, d’où étaient parties les troupes internationales contre l’Iraq après son invasion du Koweït. L’Iraq a immédiatement envoyé des forces militaires à sa frontière avec l’Arabie saoudite, « afin de surveiller les manoeuvres menées par le Royaume », a déclaré à l’agence iraqienne INA le membre du comité parlementaire à la sécurité, Adnan Al-Asadi, du bloc chiite La main de la loi. « Toute violation de l’espace aérien iraqien sera considérée comme une atteinte à la souveraineté du pays », a-t-il dit.

« La guerre sectaire, tellement voulue par Abou-Moussab Al-Zarqawi, fondateur du groupe qui était censé devenir l’Etat islamique, s’est métamorphosée loin d’Anbar et de Bagdad, et s'est transformée en guerre directe et proxy », précise le Soufan Group (lire article page 4). L’Iraq est ainsi le terrain d’un conflit à trois dimensions : international, régional et local, selon le professeur de sciences politiques à l’Université américaine, Walid Kaziha. « La bataille à l’échelle internationale est presque finie, et les grandes puissances, l’Amérique et la Russie, sont prêtes à s’asseoir pour résoudre le problème. La bataille est aussi résolue au niveau local en Iraq au profit du régime de Bagdad et en Syrie en faveur de la survie du régime de Bachar, car les parties locales n’ont plus de forces motrices », dit-il. Mais selon lui, les puissances régionales parient toujours sur la poursuite du conflit pour marquer une percée significative en leur faveur. Une stratégie qui risque de se retourner contre eux.

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