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Violence: Justice de rue... la nouvelle plaie des zones rurales

Sherif Tarek, Mardi, 07 mai 2013

Le lynchage sauvage du fils d’un membre du Parti Liberté et justice confirme la recrudescence d’actes de vengeances collectives. Le vide sécuritaire est en grande partie responsable de cette nouvelle forme de violence.

justice
Entre la bagarre et le lynchage, un pas que beaucoup de villageois ont franchi. (Photos: Reuters)

Encouragés par un consentement populaire et par un vide sécuritaire, les lynchages des personnes suspectées d’être des criminels sont devenus endémiques dans les villages et les zones rurales d’Egypte.

Situé à l’est du Delta du Nil, Charqiya, le troisième gouvernorat égyptien le plus peuplé, est le plus frappé par ce nouveau phénomène. Depuis près de deux ans et demi, plus d’une douzaine de lynchages, chacun généralement suivi par la pendaison et la mutilation du corps de la victime, ont eu lieu. Des spectacles abominables relayés par des vidéos mises en ligne et par les témoignages des habitants.

Le dernier lynchage a été signalé vendredi à Qatawiya, un village de la capitale provinciale Zagazig, où des centaines d’habitants ont tué le fils d’une figure locale des Frères musulmans. La victime était un ancien élève du secondaire de 16 ans.

Après avoir saccagé et incendié la maison de ce responsable du Parti Liberté et justice, Rabie Lachine, la foule a traîné son fils dans la rue. Celui-ci a été ensuite battu et blessé à l’arme blanche. Le croyant déjà mort, les agresseurs l’ont laissé gisant dans la rue. Il a été emmené à l’hôpital où il a succombé à ses blessures peu de temps après.

Le fils de Lachine, Youssef, a été accusé d’avoir tiré sur un homme de 28 ans qui aurait insulté son père sur Facebook. Un conducteur de tok-tok âgé de 40 ans aurait été accidentellement blessé dans la fusillade. La foule de lyncheurs comprenait des membres des familles des deux hommes.

Le décès de l’adolescent a répandu une nouvelle onde de choc à travers l’Egypte. Autre similitude avec les autres cas de lynchage, la police était totalement absente lors des événements. Selon le correspondant d’Al-Ahram, seuls deux policiers ont été dépêchés sur les lieux du crime quelques heures après.

Passivité policière

Les lynchages sont une punition pour les vols et les cambriolages, ainsi que les nombreux autres crimes et actes de banditisme devenus fréquents en l’absence de toute présence policière.

Dans les villages situés près de la ville de Belbeis, à 20 kilomètres de Zagazig, les lynchages sont encore plus récurrents et interviennent souvent en réaction notamment aux vols de voitures et aux enlèvements avec demande de rançon.

Au poste de police de Belbeis, les agents admettent qu’ils ne peuvent rien faire pour faire régner la loi et l’ordre. Selon eux, c’est au gouvernorat de prendre des mesures préventives pour empêcher de tels actes.
« Que faisons-nous lorsque nous recevons des rapports sur ces incidents ? Absolument rien ! », reconnaît sur un ton sarcastique le commandant Mohamed Dabbous. « Cela se produit en quelques secondes ; il est impossible de se rendre à temps sur les lieux du crime, surtout si la route est bloquée et c'est ce qui arrive assez souvent ici », en raison de manifestations, d’émeutes ou d’autres types de violence, explique-t-il.

De son côté, le capitaine Mohamed Farag, du même poste, affirme qu’aucune action en justice ne peut être prise contre les tueurs. « Même ceux qui apparaissent clairement dans les vidéos tournées par des badauds ne sont pas maintenus en détention, parce que le Parquet n’est soi-disant pas en mesure de prouver que cette personne est celle qui a effectivement tué la victime », explique Farag. « Il y a toujours beaucoup de gens qui apparaissent dans la vidéo. Celle-ci montre seulement une facette de l’incident. L’accusé dira qu’il a simplement frappé ou blessé la victime, mais ne l’a pas tuée. La vidéo ne peut pas prouver le contraire », ajoute-t-il. « Nous arrêtons celui ou ceux recherchés par le Parquet. Ils sont d’habitude quelques suspects connus dans ce genre d’affaires. Mais quand tout un village tue un homme, pensez-vous qu’il soit possible d’arrêter 10 ou 15 000 habitants ? », poursuit l’officier.

Au bureau du capitaine Farag, un sous-officier en civil se propose pour implicitement accuser le gouvernorat de reconnaître ce genre de justice sommaire. « C’est la politique du gouvernorat pour se débarrasser des hors-la-loi. Si on va demander aux habitants qui est le tueur, beaucoup prétendront fièrement l’être », affirme-t-il.

Des citoyens consentants

Toujours à Belbeis, au village de Gandia, Moustapha, un homme de 31 ans, a été sauvagement tué par une foule en mars dernier. Ce fut le deuxième crime du genre dans ce même village. Les habitants sont peu loquaces lorsqu’on les interroge sur ces faits.
Moustapha a été battu à mort par des dizaines d’habitants de Gandia, qui l’accusaient de vol. Il a essayé de s’échapper en sautant dans le canal qui longe la route principale, mais a finalement été capturé, ligoté, battu, poignardé à mort, avant que son corps couvert de sang ne soit pendu à un arbre à l’entrée du village. Une vidéo en ligne montre une partie du drame.

L’incident tristement célèbre avait défrayé la chronique après que le père de la victime, Sabri, eut révélé aux médias, documents médicaux à l’appui, que son fils souffrait de troubles psychologiques. Pour Sabri, son fils a été injustement assassiné. Tout ce que veut le père, c’est venger son fils de la barbarie des habitants. « Les lynchages sont devenus une plaie de ce gouvernorat. N’importe qui peut être indifféremment attaqué et tué d’une façon atroce, c’est tout simplement absurde et horrible ».

Contrairement au père endeuillé, beaucoup de citoyens dans les zones rurales et urbaines à Charqiya se disent favorables aux lynchages, à la condition que la victime s’avère « criminelle ».

« Bien sûr, les bandits et les voleurs méritent d’être tués, je les tuerais de mes propres mains … Si vous vous faites voler, vous sentirez qu’ils méritent un tel sort », affirme avec enthousiasme Waël Chahine, un employé de 26 ans. « Si vous le livrez à la police, il sera libéré en un rien de temps et se remettra à nouveau à terroriser, à voler ou à tuer. Les hors-la-loi doivent être tués et le public doit faire d’eux un exemple à ne pas suivre », insiste le jeune homme.

Une femme qui n’a pas voulu révéler son nom lui fait écho : « Celui qui tue doit être tué, c’est la justice. Ce qui pourrait être injuste c’est de tuer un voleur, mais même cela est accepté ici à Charqiya ».

Bientôt dans les villes ?

Si Charqiya vient en tête de liste, il n’est pas le seul gouvernorat à témoigner d’exécutions brutales ces deux dernières années. En fait, le lynchage le plus poignant a eu lieu à Gharbiya, plus précisément à Ziad, un village proche de Mahalla, toujours dans le Delta. Plus tôt en mars, les habitants de ce village ont battu et poignardé deux hommes qu’ils accusaient d’avoir enlevé deux jeunes garçons. Après les avoir traînés à travers les rues du village, les miliciens frénétiques ont déshabillé les deux hommes et suspendu leurs corps déchiquetés à l’envers. Ils ont essayé de tuer un troisième homme le lendemain pour une accusation semblable. Cette fois-ci, les policiers sont intervenus et ont assuré sa protection.

Mohamed Mahfouz, un expert en sécurité, estime que, vu la détérioration de la situation sécuritaire et l’impuissance de la police, le phénomène est susceptible de se propager au-delà des villages. « Pour la première fois en Egypte, les gens soutiennent les exécutions publiques. Ils ont bien compris que les autorités sont impuissantes, qu’ils vivent dans un pays aux institutions délabrées », note-t-il. « Avec la décadence de la police, la culture du meurtre pourrait trouver une voie pour atteindre les villes, y compris Le Caire, et dans ce cas la situation sera encore plus dangereuse. Parce que dans un village il y a finalement ce qu’on appelle les grands ou les sages qui peuvent intervenir pour stopper la violence et éviter les dérapages. Mais quelle serait la situation dans un bidonville du Caire ? », s’inquiète l’expert. Cependant, Basma Abdel-Aziz, psychiatre à l’hôpital de Abbassiya au Caire, est convaincue que la mentalité tribale du village est plus disposée aux lynchages. « Le châtiment corporel et la justice sommaire sont plus courants dans les communautés tribales », estime-t-elle ... L’avenir tranchera.

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