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Des cheikhs, de la viande et des femmes

Najet Belhatem, Lundi, 15 juin 2015

Des 1 500 ânes abattus dans la clandestinité pour la commercialisation dans les boucheries, à la violence conjugale contre les femmes, il n’y a qu’un fil, celui de l’absurde.

Les ânes ont été les malheureuses vedettes de la semaine. La presse égyptienne, désormais plus à l’affût d’infos sensationnelles qu’à l’affût d’investigation journalistique, s’est agrippée à une histoire d’âne et n’a pas lâché prise. Pour la presse égyptienne le challenge est désormais le trafic sur Internet. Les sites web de la plupart des journaux égyptiens regorgent, ainsi, d’infos désuètes et souvent non vérifiées sur les frasques des people ou de sujets en rapport au sexe ou à la religion du genre « Peut-on lire le Coran en vêtements légers ? ».

Et c’est ainsi que les ânes sont devenus l’ac­tualité égyptienne, après la découverte par les services sanitaires d’une ferme d’élevage d’ânes dans les environs du Caire qui ferait de l’abat­tage pour la consommation et la commercialisa­tion au profit de grands restaurants. S’en est suivi une vague de caricatures, d’activité sur les réseaux sociaux avec une grande question : peut-on manger la viande d’âne ? Sans se sou­cier du fait que cette viande est le produit d’une activité illégale sans aucun contrôle des services sanitaires, dont un représentant qui voulait mini­miser l’affaire a fait déclaration sur déclaration pour dire que la viande d’âne est tout à fait comestible. Les lecteurs des journaux et les spectateurs des télévisions n’ont pas eu droit à l’information de savoir si cette viande a été commercialisée ou pas puisque les grands res­taurants incriminés ont décidé de porter plainte pour diffamation. Et ils n’ont pas eu d’informa­tion sur le circuit des viandes en Egypte. Ils se contenteront de manchettes vides de sens et d’informations.

La fatwa des ânes

Par contre ils ont eu droit à une fatwa en bonne et due forme de la part de Dar Al-Iftaa chargée de mettre les fatwas. « Dar Al-Iftaa a déclaré sur son site web que manger de la viande d’âne est licite, mais n’est pas recom­mandée. Chez l’école malékite cette viande est interdite, alors que pour les autres écoles elle est carrément illicite. Cependant, chez l’école hanafite elle est licite, mais des cheikhs indi­quent que … », etc. rapporte le site du quoti­dien Al-Masry Al-Youm. Bref, le lecteur face à la langue très compliquée de la fatwa qui remonte à des siècles n’est pas plus avancé sur l’affaire des ânes égorgés. Un article publié par le journal Masr Al-Arabéya se penche, lui, sur la condition des ânes en Egypte qui, tenez-vous bien, sont protégés par la loi 57 de l’an­née 1966 qui interdit de maltraiter les ânes en usant de la violence contre eux. « Le nombre des ânes en Egypte atteint environ un million et demi, qui souffrent le martyre à cause de la maltraitance dans le transport de marchan­dises lourdes et des coups qu’ils reçoivent. 4 000 ânes sont soignés chaque année de frac­tures et blessures suite aux coups, selon les associations de défense des animaux », rap­pelle l’auteur Mohamad Gamal Arafa. Il ajoute que le nombre d’ânes, selon une statistique de 2001 en Egypte, était de 2,5 millions en 1990. Au lieu de démasquer les abattages illégaux, nous nous trouvons actuellement face à des responsables qui déclarent à la télé : Mangez de la viande d’âne, ne vous inquiétez pas et devant des présentateurs télé qui se font le chantre de la viande d’âne et qui défendent l’abattage illégal de 1 500 ânes, alors qu’ils criaient au scandale lorsqu’un boucher a égor­gé un âne. Mais c’était du temps de l’ancien président.

Cheikh stupide versus cheikh avisé

Pour rester dans l’absurde, le Web a été envahi, la semaine dernière, par une vidéo où un cheikh raconte lors de son prêche l’histoire d’un homme qu’il connaît qui a vu la langue se paralyser à La Mecque, parce qu’il a invo­qué Dieu contre le président Abdel-Fattah Al-Sissi. Et que ce dernier lui est ensuite apparu dans une vision tout habillé de blanc. Eh bien, ce cheikh a fini par avouer, sûrement après avoir été bien sermonné, que cela n’est qu’un mensonge dont le but est de faire peur aux supporters des Frères. « Le quartier où j’ai dit ce prêche est infesté de sympathisants des Frères musulmans et ils passent leur temps à dire des prières contre le président », a-t-il annoncé à la télévision sans honte. Il est peut-être logique de se demander combien de cheikhs, tout au long des siècles, comme celui-ci pris par un élan de loyauté pour un gouverneur, un wali ou un émir a inventé une histoire semblable à celle-ci pour berner les esprits ?

Heureusement, il y a pas que ce genre de cheikhs. Il y a des oulémas à qui on donne rarement la parole ou à qui on ôte sou­vent la parole qui s’inscrivent dans la moder­nité. Et l’un des sujets cruciaux de cette modernité c’est la condition de la femme, notamment la violence contre les femmes. C’est le site libanais Janoubia.com qui donne la parole à un ouléma Al-Sayed Mohamad Hassan Al-Amin, penseur érudit, pour dénon­cer la violence conjugale contre la femme, que beaucoup associe à un texte coranique qui permet à un homme de battre doucement sa femme. Al-Sayed a réagi suite au décès d’une jeune femme tuée par son mari : « Ce texte qui autorise de frapper sa femme d’une manière peu forte est à mon avis un texte qui s’adresse à une société différente des nôtres actuelle­ment. Il faut appliquer la loi et le mari doit être puni. Nous avons besoin d’une révolution contre la violence conjugale … ». Il ajoute que l’autre texte sur lequel se basent certains pour justifier cette violence, qui est « les hommes sont plus capables que les femmes », est un texte qui ne donne pas l’autorité abso­lue à l’homme, mais plutôt une autorité de gestion que lui confère l’obligation de prendre en charge financièrement sa famille.

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