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Le Yémen dans l’oeil du cyclone

Ahmed Eleiba, Mardi, 25 novembre 2014

Comment expliquer la victoire écrasante des Houthis qui ont pris le contrôle de la capitale Sanaa ? De quoi sera fait l’avenir du pays où les protagonistes sont engagés dans des luttes politiques profondes ? Et quelles sont les chances de sortir de cette situation complexe ? Dossier.

Yemen
(Photo : Reuters)

« C’est un moment qui ne peut pas être isolé des péripéties des trois dernières années, ses racines remontent à 1994 ou même à 1990 lors de l’union du Yémen », c’est ainsi que Yassine Saïd Noaman, président du Parti socialiste, évalue la situation politique actuelle au Yémen. Une situation trop complexe. L’ébullition politique n’a pas encore atteint le degré de maturité pour engendrer une nouvelle réalité politique. Il est donc difficile de prévoir ses répercussions à court terme. La scène au Yémen ressemble à un jeu d’échecs où bougent en même temps de nombreuses forces politiques locales émergentes et traditionnelles, en plus de forces extérieures de voisinage et d’acteurs internationaux sous la dite « ombrelle des dix Etats » (les Etats-Unis, l’UE, les 6 Etats du Conseil de coopération du Golfe sauf le Qatar).

Selon Noaman, la guerre de 1994 a créé une réalité politique, psychologique et culturelle nouvelle, alors que le régime de 1994 qui se disait victorieux n’a pas réussi à engendrer une assise politique et sociale, de quoi permettre au Yémen de connaître la stabilité. Du coup, de 1994 à 2011 le pays était aux mains d’un régime qui a échoué à instaurer la stabilité, poussant ainsi le pays vers le démantèlement. « Ainsi le 21 septembre est la conséquence des batailles pour des intérêts politiques qui se sont manifestés lors du dialogue national », dit Noaman.

Le romancier Marwan Al-Afoury, pour décrire la scène de la chute de Sanaa, écrit : « Le 21 septembre 2014, la République est tombée et a émergé un nouveau régime qui est un mélange de milices-royauté-république à référence théocratique brutale ».

L’apogée d’un passé tumultueux

Le conseiller du président pour les affaires stratégiques, Farès Al-Saqqaf, décrit l’instant actuel comme étant « l’apogée du conflit entre l’Etat et le tribalisme au Yémen ».

Le régime qui s’est formé au Yémen après 1994 est en effet un régime mixte composé de forces « tribale, politique, militaire et opportuniste ». Mais comme le précise Yassine Noaman, « ce régime ne possédait pas de projet national réel capable de construire l’Etat, et l’idée de l’Etat a été reportée, donnant naissance à une déformation de tout le régime politique ».

Il est clair que le 21 septembre 2014 est une date charnière sur cet échiquier complexe. Une nouvelle force, Ansar Allah, est passée sur le devant de la scène mais sans un recul des forces traditionnelles comme celle de l’ancien président, Ali Abdallah Saleh, et celles des Frères musulmans, des socialistes, des Nassériens et du président Abd-Rabbo Mansour Hadi.

Les milices des Houthis avaient réussi ce jour-là à imposer leur hégémonie sur les principaux points stratégiques du pays, après avoir gagné la bataille d’Omran qui était la principale ligne de défense de la capitale durant les six guerres entre le régime et les Houthis de 2004 à 2010. Dans une interview exclusive avec Ali Abdallah Saleh, le président déchu, qui se dit être « un chaînon faible dans l’équation », il estime que « les gens pleurent les institutions de l’Etat et regrettent la stabilité qu’elles assuraient jusqu’à la crise de février 2014 ».

La chute de Sanaa s’est soldée le même jour par la signature de l’accord dit « de la paix et du partenariat » qui a mis l’initiative du Golfe en échec. En vertu de cet accord, le gouvernement d’entente nationale, présidé par Mohamed Salem Bassandou, a été renversé pour laisser place tout de suite après au gouvernement de Khaled Bahah, dans lequel les Houthis ont eu 6 portefeuilles en plus d’un droit de veto politique. Un peu plus tôt, a été nommé un conseiller du président de la République appartenant aux Houthis, Salah Al-Samad. Ainsi, les Houthis disposent désormais d’un bureau politique dans la région Al-Garraf, au centre de la capitale, et sont devenus partie intégrante du processus de prise de décision. De quoi sonner le glas de la République et menacer l’union géographique du Yémen entre le sud et le nord scellée en 1990. Et à l’heure où toutes les parties ont ratifié ce nouvel accord, les Frères musulmans qui se considèrent la partie la plus lésée par ce dernier ont annoncé y avoir adhéré sous le « crépitement des balles ».

Les dessous des cartes

Il existe plusieurs lectures de cette scène floue et elles tournent autour de « la théorie du complot » où seraient impliqués les différents acteurs politiques ayant mené à « la chute de Sanaa », comme l’appelle l’élite politique, ou « la révolution populaire » du 21 septembre surnommée par les Houthis. Trois versions courent sur les langues à propos de cette fameuse date. Selon la première, une coalition a été formée dans les coulisses entre Ali Abdallah Saleh et les Houthis. Saleh aurait voulu, d’un côté, renverser son concurrent Ali Mohsen Al-Ahmar et les Frères musulmans, et de l’autre côté, il voulait qu’on dise que sa fin était aussi celle de l’Etat. Effectivement, la chute de Sanaa a été très facile à tel point que les milices des Houthis bougent en toute liberté sans aucune résistance de la part des forces qui sont dans la plupart alliées à Abdallah Saleh. Les protagonistes s’attendaient à une lutte sanglante entre les Frères musulmans et les Houthis. Or, cela n’aurait pas été du goût de l’Arabie saoudite, l’un des acteurs les plus influents au Yémen. Les Frères musulmans se sont ainsi retirés après leur défaite lors de la bataille d’Omran et suite aux contacts qui ont eu lieu avec les ambassades américaine et britannique à Sanaa. Mais Farès Al-Saqqaf croit que le retrait était plutôt dicté par des raisons purement pragmatiques et que la bataille était gagnée à l’avance au profit des Houthis.

Mohamed Al-Qahtan, figure-clé des Frères, affirme dans son entretien avec l’Hebdo que les Frères faisaient partie d’un ralliement national qui était appelé à défendre Sanaa. « Mais jusqu’au dernier moment, l’armée est restée inerte ainsi que le ministère de la Défense », dit-il.

Yasser Al-Awadi, secrétaire général adjoint du parti du Congrès populaire, nie lors d’ une rencontre avec Al-Ahram qu’il y ait une soi-disant entente entre eux et les Houthis. Ces derniers se défendent aussi, et selon Saleh Al-Samadi, dirigeant éminent du mouvement, les événements du 21 septembre « n’étaient pas un marché préconçu avec l’ex-président ou quiconque d’autres, mais ils sont venus rectifier la révolution du 21 février 2011 qui a déraillé de son cours initial ». (Lire page 5).

La deuxième version serait que le président actuel, Abd-Rabbo Mansour Hadi, aurait voulu prolonger la transition et passer outre l’initiative des pays du Golfe. Avec la nouvelle réalité sur le terrain, il s’est débarrassé de Mohsen Al-Ahmar et des Frères musulmans qui dominaient la scène. Mansour aurait alors fomenté et exécuté un plan visant à mettre fin à ces forces en les opposant aux Houthis d’un côté et en adressant un coup fatal à l’ex-président Abdallah Saleh de l’autre.

Cette version ne rencontre pas une forte opposition, à l’exception de celle de Saqqaf qui croit que Hadi « est une personne patiente qui a épargné au pays le scénario d’une guerre civile ».

Selon la troisième version, tout ce qui s’est passé était programmé par toutes les forces en coopération avec des forces étrangères, notamment les Etats-Unis et la Grande-Bretagne à travers le représentant onusien, Gamal Ben Omar. Il était question de changer la donne et de se fixer comme objectif principal une lutte contre un seul ennemi: Al-Qaëda. Et c’est ce qui se passe actuellement au moment où toutes les forces politiques se déclarent disposées à s’asseoir à la table du dialogue, même si elles s’entretuent sur le terrain. Personne ne parle franchement de cette version, cependant elle a été avancée par plusieurs sources sous couvert de l’anonymat.

Un épilogue tout en flou

Face à cette situation où les Houthis sont sur le devant de la scène, tous les protagonistes cherchent à tenter une percée sur ce nouvel échiquier désormais plus complexe que jamais et où chaque force est arrivée à son paroxysme. Le Congrès populaire voit que les élections devraient être la prochaine action, alors que toutes les autres parties estiment qu’il faut attendre une certaine « maturité politique » et mettre d’abord fin aux conflits politiques. Les Frères, de leur côté, pensent qu’il faudrait d’abord freiner les forces qui imposent leur tutelle sur l’Etat, alors que la position du président Hadi reste vague. Dans les coulisses, on parle d’une probable nouvelle initiative du Golfe menée par le sultanat d’Oman après l’échec de la première initiative.

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