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Réapprendre à vivre par la musique

Hanaa Al-Mekkawi, Mardi, 28 octobre 2014

Le maestro Sélim Sahab a créé une chorale formée de 70 orphelins et enfants de la rue. Première du genre en Egypte, cette expérience vise à développer les talents de ces marginalisés, mais surtout à les aider à reprendre goût à la vie. Reportage.

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Les yeux rivés sur leur maestro, ils suivent ses gestes en oscillant leurs têtes aux rythmes de la musique. Ils chantent avec passion et l’émotion se lit sur leur visage. Ils répètent une chanson très connue de Laïla Mourad, Etmakhtari Wetmayli Ya Kheil. A la fin de chaque chanson, la salle croule sous les applaudissements et les enfants répondent avec des regards qui reflètent à la fois des sentiments de joie et de fierté.

En les voyant chanter avec enthousiasme, guidés par leur maestro, élevant ou baissant le ton, on a l’impression d’avoir affaire à une troupe de professionnels et non pas d’amateurs. En vérité, l’ensemble vocal est composé d’orphelins et d’enfants de la rue. Il est dirigé par Sélim Sahab, chef d’orchestre de la Troupe nationale de musique arabe à l’Opéra. Cette chorale est composée de 70 garçons et filles âgés de 8 à 15 ans. La scène est loin du stéréotype des enfants de la rue que l’on voit habituellement sous l’angle du mépris ou de la compassion.

Pour la première fois, ces enfants se sentent valorisés. C’est à Oman que l’idée de former cette chorale est venue à Sélim Sahab. Là-bas, il devait se produire avec sa troupe, mais avant lui, un orchestre vénézuélien composé d’enfants de la rue était programmé. De retour en Egypte, il a voulu tenter cette expérience, convaincu qu’avec la musique, on peut transformer des êtres rebelles en personnes dociles et agréables.

« Je sais que l’art, et surtout la musique, peuvent avoir un impact sur les hommes. J’ai alors décidé d’apprendre à ces enfants à chanter, à ressentir la musique, ce qui peut les aider à s’intégrer dans la société », explique Sahab, ajoutant qu’il faut trouver à ces enfants des solutions nouvelles, des astuces pour les inciter à aller de l’avant, leur dire qu’ils sont capables de jouer un rôle dans la société et d’éviter d’être un fardeau dont personne ne veut. Car ces enfants sont vulnérables, et n’importe qui peut les influencer, abuser d’eux ou les embrigader.

« J’ai passé toute ma vie en ayant le sentiment d’être rejeté par tout le monde. Je vivais en marge de la société, alors que j’étais au milieu des gens. J’avais l’impression d’être puni pour une faute que je n’ai pas commise », explique Nabil, 15 ans. Mais depuis qu’il a été sélectionné dans cette chorale, il sent qu’il vit un beau rêve. Les gens autour de lui s’intéressent à son talent d’artiste, surtout qu’il joue de la musique depuis longtemps au centre d’accueil qui l’héberge.

Le choix de cette chorale n’a pas été facile, il a fallu que le maestro fasse une tournée dans les différents centres qui accueillent les orphelins et les enfants de la rue pour choisir ceux qui ont une belle voix. 180 enfants ont été choisis et ont passé une semaine avec le maestro pour faire connaissance et mieux se connaître. A la fin du séjour, seuls 70 enfants étaient réellement intéressés et font désormais partie de la chorale qui porte le nom de « Chorale Masr » (chorale d’Egypte).

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Sahab rêve de composer un grand orchestre formé de 10  000 orphelins et enfants de la rue.

Après une heure de répétition, tout le monde s’arrête pour une pause durant laquelle Sélim Sahab, le célèbre maestro réputé pour son caractère sévère et son assiduité, se transforme en gamin comme ceux qui l’entourent. Il joue, bichonne et caresse les petits à qui il a donné des surnoms tels que le maestro, l’artiste ou le pianiste.

Ces enfants ne sont pas comme les autres orphelins et enfants de la rue. Ils n’ont pas ce regard triste et brisé des enfants de la rue. Imane Ragab, membre de la direction de l’un des centres d’accueil où des enfants ont été choisis, affirme avoir remarqué un grand changement dans le comportement des enfants après qu’ils eurent passé une semaine avec le maestro. Et au fil des jours, la métamorphose était claire. « Ces enfants veulent aller de l’avant, il suffit juste que quelqu’un leur tende la main », dit-elle.

Le maestro aussi a été surpris du résultat, mais il explique que le mot-clé de ces enfants c’est l’amour, et lorsqu’ils le reçoivent, ils s’éclatent. « Au début, les enfants étaient renfermés sur eux-mêmes, hésitants, comme s’ils avaient du mal à croire à mon projet. Mais lorsqu’ils m’ont cru, tout a changé », dit Sahab. Et d’ajouter que le désir de ces enfants de devenir des personnes respectables les a poussés à obéir, à travailler dur pour ne pas rater l’occasion qui s’offre à eux.

Durant la pause, des discussions tournent autour des instruments musicaux et des tonalités des voix. Réda s’est levée pour se mettre à la place de Sélim et bouge ses bras en imitant les gestes du maestro. « Je dois m’entraîner car je veux devenir un maestro moi aussi », dit-elle naïvement. Si cette jeune fille rêve d’être chef d’orchestre, les autres aussi ont chacun des rêves, à savoir devenir chanteurs ou musiciens.

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« Nous nous sommes habitués à voir les gens être compatissants envers nous. Ils nous offraient des vêtements et quelques visites à diverses occasions. Mais c’est la première fois que quelqu’un nous offre une identité, qui nous valorise et nous fait sentir que nous sommes utiles », lance Mona Al-Nafs, avec assurance. Elle veut bien sûr devenir chanteuse, mais rêve aussi de devenir ingénieur.

« C’est juste un début, mais je rêve de composer un grand orchestre formé de 10000 orphelins et enfants de la rue », dit Sahab. En effet, cette chorale est la première pierre dans un grand projet que le maestro a lancé et qui porte le nom de « Projet de développement de la conscience des enfants de la rue ». D’après lui, on doit intégrer ces enfants à la société par le biais de l’art. Et les autres enfants qui n’ont pas été choisis vont rejoindre prochainement d’autres programmes dans plusieurs domaines. « Ainsi, on protège les enfants et en même temps la société », dit-il.

En fait, le maestro est aidé dans ce projet par le ministère de la Jeunesse et du Sport qui lui présente un soutien financier et des locaux pour former les enfants. D’après Amal Gamal, directrice du département des programmes culturels au ministère, ce projet a un objectif national, à savoir protéger ces enfants vulnérables et les intégrer à la société. Amal Gamal se prépare à faire une tournée avec le maestro dans 27 gouvernorats, afin de sélectionner d’autres enfants dans les ONG et les orphelinats. « On démarre cette semaine et on va commencer par Assouan en Haute-Egypte », dit Gamal, qui insiste pour que cette chorale représente la vraie Egypte avec des enfants venus de divers gouvernorats. Cette étape se prolongera jusqu’à janvier prochain, puis un grand camp sera organisé au stade d’Alexandrie où se rassembleront tous les enfants de la chorale. « Un enfant reçoit son éducation trente ans avant sa naissance, car il est le résultat de ce que son père et sa mère ont appris et vont lui transmettre. Aujourd’hui, on n’éduque pas seulement ces enfants, mais on leur apprend également comment se comporter au quotidien », explique Sahab.

Les deux heures de répétition se sont terminées, et comme d’habitude, la dernière chanson sera l’hymne national « Beladi Beladi » (mon pays, mon pays). Le maestro salue les enfants. Chacun va rejoindre son centre d’accueil, en attendant avec impatience le prochain rendez-vous avec le maestro qui a changé leur vie.

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