Jeudi, 28 mars 2024
Al-Ahram Hebdo > Au quotidien >

A la merci des chirurgiens

Chahinaz Gheith, Lundi, 02 juin 2014

Chaque année, des centaines de patients perdent la vie à cause des erreurs médicales. Les coupables ne sont jamais sanctionnés à cause des procédures compliquées et l’absence de preuves.

A la merci des chirurgiens

On le sait. Une simple opération chirurgicale peut tourner au drame. Et les raisons sont multiples : mauvais diagnostic, complications suite à une opération, pansements oubliés dans le corps d’un patient, coma ou carrément décès après une intervention chirurgicale. Le nombre des erreurs médicales augmente de jour en jour, et fait de plus en plus de victimes.

En l’absence de bilan officiel, le bouche-à-oreille parle de milliers de cas. La presse rapporte régulièrement des cas de personnes décédées aussi bien dans les hôpitaux publics que privés. Des cas de mort douteuse suite à des erreurs médicales ou ayant entraîné de graves séquelles. De plus en plus de procès sont intentés devant les tribunaux.

D’après l’Association égyptienne pour la défense des victimes de la négligence médicale, trois organismes officiels reçoivent ce genre de plaintes, à savoir le ministère de la Santé, le ordre des Médecins et le Parquet.

Selon un récent rapport établi par cette même association, 2 100 erreurs médicales sont recensées chaque année. Le rapport révèle aussi la fermeture de 2 134 hôpitaux et cliniques non conformes aux critères médicaux.

Le ministre de la Santé reçoit, à lui seul, 1 200 plaintes par an, c’est-à-dire 120 par mois. Et selon les estimations du Parquet général, il y a 900 procès de négligence médicale par an.

Des chiffres qui ne dévoilent pourtant pas l’ampleur de ces erreurs, puisque de nombreuses personnes ne portent pas plainte, soit par ignorance ou par manque d’argent.

Chaque année, des centaines de décès et de handicaps physiques sont recensés. « Il nous a volé notre petit ange ! », lance la gorge serrée, Rabab, mère de 38 ans, qui relate la tragique disparition de son enfant. Elle ne comprend toujours pas comment sa fille de 12 ans a perdu la vie suite à une opération d’appendicite. Tout a commencé lorsque la petite s’est plainte de douleurs au ventre. Quelques heures après l’opération qui a eu lieu dans un grand hôpital privé, le drame s’est produit. La petite fille a fait de graves complications et son état s’est dégradé. Après avoir fait un arrêt cardiaque, elle perd la vie. Choqués, les parents portent plainte contre lui. Ils refusent d’enterrer leur fille et attendent une autopsie pour connaître les causes de sa mort.

A la merci des chirurgiens
Les Egyptiens s'inquiètent de l'état des hôpitaux ainsi que de la prise en charge médicale. lll

Un cercle vicieux de procédures

Mais aucun rapport médical n’a été remis à cette famille. « Obtenir un rapport médical qui prouve que le médecin est coupable est la seule preuve qui pouvait nous permettre d’intenter un procès contre le chirurgien. Mais les hôpitaux font tout pour ne pas livrer ce genre de documents, car cela porte atteinte à la réputation de ces établissements », explique Rabab.

Naglaa, 25 ans, a été elle aussi victime d’une erreur médicale. Son accouchement a été difficile et le gynécologue a pratiqué une incision pour extraire la tête du bébé. Conséquence : la boîte crânienne du bébé a été gravement endommagée et son visage défiguré. Le nouveau-né décède quelques jours plus tard. Son époux ne digère toujours pas cette épreuve. « Mon enfant était en bonne santé et devait naître normalement. Ils l’ont tué par manque de compétence », accuse-t-il. Quant à la mère, elle est encore suivie par un psychologue. « Elle n’arrive pas à croire ce qui lui est arrivé », témoigne son mari.

Madiha, 50 ans, vit avec un drame. Le traitement d’une fistule recto-vaginale lui a déformé les fonctions de l’anus. Aujourd’hui, elle en souffre encore. « Mes besoins naturels sont évacués à travers une seule conduite », dit-elle, confuse.

Des cas qui ont provoqué une psychose et beaucoup de suspicion chez les citoyens, qui craignent désormais la plus simple opération chirurgicale.

Face à la recrudescence de ces erreurs constatées le plus souvent dans les services de gynécologie, d’ophtalmologie et de chirurgie, une question s’impose : Pourquoi les médecins impliqués n’ont-ils pas été condamnés ? Pourquoi les laisse-t-on encore pratiquer leur profession, sans être soumis aux sanctions internes de l’ordre des Médecins ou poursuivis par la justice, alors qu’ils sont fautifs ?

Le cas de la scénariste Nadine Chams a défrayé la chronique ces derniers jours. Cette tragédie n’est que la partie apparente de l’iceberg. Elle s’est rendue à l’hôpital pour se faire opérer d’un fibrome à l’utérus. 12 heures après l’opération, elle hurlait de douleur. Après trois jours de souffrances atroces, les médecins ont fini par admettre que quelque chose n’allait pas. Ils ont soupçonné une perforation du côlon lors de l’intervention qui a conduit à une péritonite et une septicémie. Pourtant, ils ont continué à donner de faux espoirs aux parents en leur disant que tout allait bien. « L’hôpital a refusé de nous donner des explications convaincantes concernant la cause de la mort de Chams. Ils étaient plus préoccupés par la réputation du chirurgien que par l’urgence de sauver ma femme. Ils l’ont tuée trois fois : une première fois lorsqu’ils ont commis cette erreur chirurgicale fatale, ensuite quand ils ont nié et ont mis du temps pour y remédier et la troisième fois, quand ils ont fait preuve d’arrogance en disant qu’ils ne pouvaient pas la sauver, qu’il fallait l’emmener chez un spécialiste qui ne se trouve pas dans cet hôpital », s’insurge Dr Nabil Al-Qott, le mari. Etant médecin lui-même, il a compris où était l’erreur et il est déterminé à poursuivre les coupables.

A la merci des chirurgiens

Admettre une erreur médicale, c’est admettre une responsabilité à laquelle les hôpitaux les plus réputés au monde se dérobent. Il est difficile d’admettre une erreur quand il s’agit de la vie des gens. Et les responsables préfèrent se taire. Le directeur d’un hôpital privé, d’une grande renommée, pense qu’il est de son devoir de protéger ses médecins et surtout la réputation de son établissement. « L’erreur est humaine. Et si certains commettent quelques erreurs, beaucoup d’autres réussissent des exploits », dit le directeur de l’hôpital qui a requis l’anonymat.

Un réseau d’intérêts qui fait que la plupart des cas tombent dans l’oubli. Et ce n’est pas tout. L’absence de textes juridiques en plus de l’opacité qui entoure ces erreurs, et le mutisme des pouvoirs publics aggravent la situation. Une situation qui a poussé de nombreuses ONG à lancer une initiative appelée « Les droits des patients » (voir encadré).

D’après l’avocate Zeinab Kheir, l’une des fondatrices de cette initiative, les victimes d’erreurs médicales doivent savoir qu’il est de leur droit de demander au médecin de donner des explications. En cas d’échec, la victime a le droit d’exiger une indemnisation. « Les procédures judiciaires sont longues et coûteuses. Elles découragent le patient supposé être victime d’une erreur médicale. Encore faut-il qu’il parvienne à le prouver devant la justice. Il doit donc s’engager dans un long combat contre tout un système qui défend les médecins.

Et même s’il existe des sanctions disciplinaires de l’ordre des Médecins (retrait de la licence d’exercer le métier durant quelques mois, radiation provisoire ou définitive, etc.), il n’y a pas de loi spécifique sanctionnant ces erreurs. Et lorsque des plaintes sont déposées devant la justice, les juges se rabattent sur le Code pénal. Résultat : des sanctions parfois disproportionnées », explique Zeinab Kheir, avocate.

Semblant maîtriser le sujet, cette avocate tire la sonnette d’alarme en disant qu’il est difficile de prouver une telle erreur. Sur les milliers d’af­faires qui arrivent à la justice, peu d’entre elles concluent à une faute médicale. « Notre législation, qui garantit le droit au recours à la justice en cas de préjudice, ne garantit, mal­heureusement pas, l’aboutissement de la procédure judiciaire. Cette der­nière étant étroitement liée à la pré­sence de preuves matérielles, qui sont généralement portées sur les dossiers médicaux des patients, auxquels seul le personnel en service a accès », ajoute-t-elle.

En effet, la loi 239 du Code pénal stipule que l’auteur d’une négligence ou d’une erreur professionnelle durant l’exercice de ses fonctions ayant porté atteinte à la santé d’un patient ou lui a provoqué un handicap à vie, ou a causé sa mort doit être sévèrement sanctionné. « Mais cette loi est loin d’être respectée ou appliquée lors des jugements », dit Kheir. Et d’ajouter : « Rares sont les victimes qui osent revendiquer leurs droits. Beaucoup ignorent les procédures judiciaires et administratives pour rétablir leurs droits à une assistance médicale. Souvent, les victimes, au lieu d’atta­quer le médecin en justice, acceptent al-maktoub (le destin) ». Les familles des victimes qui sont souvent sans instruction et d’un milieu social modeste ont peur de porter plainte. Ils préfèrent s’en remettre à la volonté divine et au maktoub. Pour eux, c’est le destin. « Si les Egyptiens n’étaient pas aussi fatalistes, beaucoup de médecins se seraient retrouvés en prison », reconnaît Kheir, tout en ajoutant que la majorité des parents refusent l’autopsie, alors que seule la médecine légale est capable de déter­miner la cause du décès.

A la merci des chirurgiens
Rares sont les personnes qui osent porter plainte et revendiquer leurs droits.

Les médecins pointés du doigt

A l’hôpital public de Diarb Negm dans le gouvernorat de Charqiya, la bouche d’un enfant de cinq ans a pris feu lors d’une opération des amyg­dales. En cautérisant la plaie (une pratique qui consiste à brûler superfi­ciellement les tissus pour éviter les infections), les médecins ont utilisé de l’alcool, matière combustible, au lieu d’une substance chimique employée dans ce cas. Conséquences : l’enfant a été gravement brûlé à la bouche et ne peut ingurgiter aucun aliment.

Dr Mohamad Yasser, spécialiste dans un hôpital privé, s’indigne de ce laxisme qui s’est propagé parmi les membres du corps médical et la négligence du personnel paramédical, une culture nouvelle qui s’est développée au cours des dernières années. « Avant, les gens étaient dévoués, ils s’investissaient réellement dans leur travail, même s’il y avait un manque de moyens. Aujourd’hui, les choses ont changé, les médecins sont moins disponibles, moins attentionnés, et surtout moins motivés », déplore-t-il.

D’après lui, beaucoup d’erreurs médicales sont commises dans le silence le plus absolu, et les médecins n’osent même pas les reconnaître.

D’un autre côté, les médecins se défendent, déclarant que la médecine n’est pas une science exacte. Par conséquent, ils réclament une dépénalisation de l’erreur médicale. Certains s’estiment même dépassés par le manque de moyens et trouvent que la justice doit tenir compte des conditions dans lesquelles ils exercent leur métier. « Un médecin qui doit quotidiennement soigner un nombre considérable de malades dans des conditions de travail précaires est stressé et épuisé, il va sans doute faire des erreurs », argumente Moustapha Kamel, responsable à l’ordre des Médecins. Et d’ajouter : « Tout le monde dit que nous protégeons les médecins, même quand ils sont dans leur tort. C’est faux, nous sommes la bête noire de beaucoup d’entre eux, car nous nous saisissons nous-mêmes de toute violation du Code déontologique ».

Karim, un jeune de 19 ans, se retrouve aujourd’hui aveugle. Il y a deux ans, il a ressenti une légère baisse de sa vue. « Mon fils a subi quatre interventions et son médecin ne nous a donné aucune explication. L’ophtalmologue à qui on a confié l’opération lui a endommagé les deux rétines », dit le père en assurant qu’il a fait un procès-verbal contre cet ophtalmologue demandant l’ouverture d’une enquête. Un an s’est écoulé et le dossier de son fils n’a toujours pas été examiné. Une victime de plus qui s’ajoute à la liste de ceux qui n’ont pu prouver ces erreurs .

Qu’est-ce qu’une erreur médicale ?

D’après l’Institut du droit à la santé (France), une erreur médicale est le terme utilisé par le grand public et les journalistes pour désigner un manquement commis par un médecin avec des conséquences néfastes pour le patient devenu victime. Toutefois, devant la justice, le terme erreur médicale est rarement utilisé. On parle plutôt de faute médicale, négligence médicale, imprudence, inattention ou de maladresse chirurgicale. Tous ces manquements fautifs sont considérés comme le non-respect des données acquises de la science médicale. En tant que non-respect des règles de l’art médical, ces fautes ouvrent droit à la réparation du préjudice de la victime. Pourtant, on peut distinguer entre l’erreur médicale et la faute médicale. Un médecin peut commettre une erreur de diagnostic, quand les symptômes que présente le patient sont plus ou moins difficiles à interpréter. En revanche, l’erreur se transforme en faute lorsqu’elle est le résultat d’un écart de conduite par rapport à ce qu’aurait décidé un autre médecin face aux mêmes symptômes. Exemples : l’amputation d’un membre au lieu d’un autre, la non-assistance à une personne en danger, la violation du secret médical ou encore le non-respect des précautions d’usage.

Lien court:

 

En Kiosque
Abonnez-vous
Journal papier / édition numérique