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Hussein Abdel-Rahim : Va, colombe  !

Traduction de Michel Galloux, Mardi, 15 avril 2014

Dans son nouveau recueil de nouvelles, Zoom In, Hussein Abdel-Rahim remonte aux années 1970 dans le Port-Saïd de son enfance. Une écriture nostalgique qui rappelle les lieux, les sons et les odeurs sur un fond de musique populaire propre à cette ville connue pour ses affronts au pouvoir.

Elle me trouva dans un de ces moments de nostalgie qui revenaient souvent, à répéter dans mon for intérieur les paroles de cette chanson dont je m’étais soudain souvenu, et je me mis à fouiller dans ma mémoire avec une extrême minutie. Lors de tentatives précédentes, elle m’avait entendu la chanter au moment de me mettre au lit, m’appuyant au mur de ciment pour fermer la chambre à coucher, tout en évitant les grains de poussière qui volaient dans l’air et assaillaient ma petite baraque… Lors de l’une de mes nombreuses tentatives pour trouver le sommeil, et alors que je m’étais étendu et que je me tournais et me retournais sous la couverture avec amertume, me revinrent en mémoire les images floues d’événements d’une époque révolue ainsi que les inflexions mélancoliques de la voix du chanteur port-saïdi qui fendaient l’âme : « Ô colombe, va vite chez ma bien-aimée … Ô colombe, mon amour pour elle s’est enflammé ».

Je me dis, alors que j’étouffais à cause des poussières du printemps qui attaquaient mes rideaux: peut-être la colombe qui se tenait au-dessus de ma fenêtre depuis une semaine jouait-elle un rôle important dans ces souvenirs ou cette bande sonore… Le printemps arriva, versatile dans ses perturbations atmosphériques… chaleur dans la journée et froid humide dans la nuit. Mais je m’entêtais à fouiller dans ma mémoire, je me levai du lit et allais zapper sur la radio à la recherche des vieilles stations, sans succès. Je me penchai à la fenêtre, observant la longue corniche et son activité à proximité des « Jardins de Maadi », dans la direction du bâtiment de la police fluviale. Mon silence devint plus pur lorsque la colombe, dérangée par la fenêtre toute grande, s’envola au loin. Je me dis alors avec persuasion: non, il n’y a aucun lien entre le vol de la colombe et les paroles de cette chanson qui me hantaient depuis trois nuits …

Je fis de nouveau appel à ma mémoire. Je passai en revue les heures et les moments où j’étais sorti la semaine dernière, ainsi que les courses habituelles diverses qui se conclurent dès mon retour avant-hier du marché de Tewfiqiya, après avoir acheté une housse imperméable pour ma Peugeot 504. Sans préambule, je décidai alors de quitter l’appartement et de descendre dans la rue … Je marchai, les immenses constructions en ciment entouraient ma maison de tous côtés. Les graviers répandus dans les rues d’Al-Orouba et de Haret Al-Masri obstruaient les voies parallèles et transversales remplies de tas de sables jaunes prêts à être montés jusqu’aux étages supérieurs. Je pris le microbus qui démarra en trombe en suivant le Nil, tandis qu’un oiseau descendait en planant dans la direction de mon regard qui fixait un horizon céleste gris …

Le héron piqua jusqu’à se rapprocher de la surface de l’eau, en planant à quatre reprises, pour finir sur un monticule terreux surplombant la rive du fleuve. Le microbus passa entre des rangées d’arbres en fleurs. Je fouillai à nouveau ma mémoire à la recherche des jours passés dans cette ville côtière, sur les bords du canal et derrière les murets en fer et les brise-lames. J’arrivai au centre-ville et laissai mes souvenirs de côté. Je me résolus à traverser le marché. La vision se précisa petit à petit, et au coeur du marché, l’image mentale de la personne que je cherchais coïncida avec l’allure et les traits familiers de l’homme qui vendait des oiseaux.

Il s’assit sur une chaise en bois, mit une casquette bleue sur sa tête et saisit l’extrémité d’une corde tressée où étaient accrochés des dizaines d’oiseaux égorgés, puis il croisa les jambes. Il était élégant, avec son costume de marin bleu et blanc, ses bottes à semelles crêpe, et ses lunettes de soleil Pyrosol. J’allongeai le pas, rempli d’une euphorie étrange qui me remit en mémoire, après une longue période d’oubli, mon enfance et ma jeunesse, là-bas, à Port-Saïd, en 1975. J’entendis une voix en moi-même, et me remémorai une danse sur le sable jaune avec des filles aux longues mèches blondes et aux yeux bleus, au moment où se faisaient entendre à nouveau, au pied des immeubles de Tewfiqiya, les paroles de la chanson qui s’élevaient dans un air pur et limpide, au milieu des étalages de pommes brillantes importées d’Amérique sur lesquels soufflait une brise d’après-midi. Je m’approchai de l’homme et fixai avec dégoût les oiseaux égorgés serrés les uns contre les autres… Les parasols de lin au-dessus de carrioles de tomates… Voici l’homme qui se lève en emportant sa chaise, effrayé, et s’éloigne en direction du côté opposé de la rue, pour se trouver subitement face à un monte-charge en fer accroché à une terrasse proche faisant face à un immeuble en construction.

Je dis à l’homme, qui eut peur et ne prononça pas un mot :

— D’où êtes-vous, mon ami ?

— Pourquoi? De Port-Saïd, Monsieur. Je l’ai fuie, et voici mon travail depuis cinquante ans… Vous allez vous aussi enquêter sur moi?

— Non, certainement pas, mais vous … vous connaissez Ahmad Ammar ?

— Qui?!

— Ahmad Ammar.

Il regarda d’un air distrait, et un long silence s’ensuivit. Puis il me surprit avec une question encore plus étrange :

— Et vous, qui êtes-vous, et que voulez-vous? Allez au diable.

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Graffiti de Ammar Abu Bakr, photo de l'artiste.

Je me retournai et vis des nuages de poussière s’élever à nouveau et retomber sur les rares arbres plantés à proximité de la rue Ramsès… En observant à nouveau ses traits agressifs, son visage lie-de-vin tirant sur le rouge vif et son corps relativement massif, mes doutes s’évanouirent et mes craintes se confirmèrent… Et je me convainquis que c’était bien l’homme qui avait refusé de me serrer la main deux ans plus tôt, lorsque je me présentai à lui en ce même endroit, alors que j’écoutais les paroles de la même chanson : « Ô colombe, va vite chez ma bien-aimée... Ô colombe, mon amour pour elle s’est enflammé ». Et face au petit lecteur de cassettes japonais accroché au dos d’une chaise en osier, je me plaçai sous un immense parasol bleu dressé parallèlement au trottoir marbré, et dis :

— Je suis Gamal Al-Akyabi, mon ami.

Mes paroles eurent l’effet d’un séisme, il se leva en colère et arracha si violemment le magnétophone que la vieille cassette tomba et disparut au milieu d’un tas de mortier sec qui se trouvait à côté de l’immeuble en ciment.

Il courut sans dire mot, et une larme quitta sa pupille gauche pour atterrir sur sa fine lèvre supérieure, il mit autour de son cou comme une bouée la corde tressée, ajusta sa casquette sur sa tête, et voyant arriver les officiers de police par les rues de derrière, il fit demi-tour et se retourna effrayé, puis se dirigea vers la rue Ramsès et se rapprocha de Soliman Al-Halabi. Je repris ma marche, sous l’emprise de ma nostalgie qui me replongeait dans des lieux et des époques révolus. L’entrée du quartier Al-Arab, à Port-Saïd, en 1975, l’attaque des hommes du ministère de l’Intérieur sous le commandement du lieutenant-colonel Adel Abou-Hamad, chef de la police de ce quartier, contre le kiosque du capitaine Ahmad Ammar et son passage à tabac, devant les voisins, les proches et les visiteurs de la Zone franche, après l’ouverture économique, parce qu’il faisait le commerce d’oiseaux rares et les chassait sans permis; les nombreuses plaintes déposées contre lui de la part de la famille Soliman et de la petite-fille Miral, du fait que le capitaine Ammar l’épiait lorsqu’elle se tenait sur la terrasse au moment du coucher du soleil ou parce qu’il écoutait nuit et jour des cassettes de musique « simsimiya» (NDT: musique typique de Port-Saïd jouée sur l’instrument du même nom) ou de musique grecque grâce à un magnétophone japonais Sony, ce qui dérangeait les voisins … .

Hussein Abdel-Rahim

Romancier et scénariste originaire de Port-Saïd, Hussein Abdel-Rahim écrit à la frontière des deux mondes littéraires, poétique et cinématographique, d’où ressortent les détails d’une image claire et nette. Il a déjà publié 4 romans : Araba tagorroha al-khoyoul (un carrosse tiré par les chevaux) en 2000, Sahel Al-Réyah (le côte des vents), aux éditons GEBO en 2004, et Al-Mostabqi, aux éditions Merit en 2007. Il a également publié des recueils de nouvelles comme Al-Maghib (le crépuscule), aux éditions de Maktabet Al-Osra en 2003, et Zoom In, aux éditions du Conseil suprême de la culture en 2013. En plus de nombreuses critiques cinématographiques, il a écrit le scénario d’un documentaire Qalb Al-Madina (le coeur de la ville) sur sa ville du Canal de Suez.

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