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Wahid Al-Tawila : la porte des filles

Traduction de Michel Galloux, Mardi, 18 mars 2014

Le roman de Wahid Al-Tawila, Bab al-leil, se déroule dans un café tunisien. A travers la vie nocturne de ses habitués rythmée par les filles de plaisir, l’on assiste à un microcosme en mouvement de la société arabe et de l’oppression du citoyen dans la Tunisie d’avant-le Jasmin.

La porte des filles

Il se passe toutes sortes de choses aux toilettes.

Les toilettes du café, bien sûr.

Les filles s’y rendent, une par une, ou plus souvent deux par deux, suivies, à une certaine distance, par un ou deux hommes. Chacun pousse la porte doucement, sans produire de grincement.

Une porte poisseuse, complice, qui se meut avec rapidité, puis revient en arrière lentement, comme si elle participait elle aussi au stratagème. On se trouve en entrant face à un évier de marbre blanc éclairé par des lumières ternes et surmonté d’un grand miroir dans lequel se reflètent deux portes adjacentes, une pour les femmes et l’autre pour les hommes, naturellement.

La porte des hommes n’est pas, en général, fermée, et reste seulement entrouverte. L’un d’eux peut ainsi, par l’entrebâillement, observer une femme, la surveiller et guetter sa sortie, tout cela grâce au miroir complice, lui aussi. En réalité, il tend préalablement l’oreille dans l’attente du léger bruit de la porte de la femme qui se ferme.

Il n’attend pas, probablement il n’urine pas ou le fait à la hâte pour sortir plus vite, oubliant parfois dans la précipitation de fermer sa braguette.

Celui et celle qui se trouvent derrière attendant leur tour pour se laver les mains ont déjà conclu l’affaire en échangeant rapidement leurs numéros de téléphone. Lui a très probablement pris celui de la fille et elle a sans doute fait de même avec le sien. En effet, l’apparence de l’homme, s’il manque de sveltesse ou de beauté, peut ne pas plaire à la fille, mais le fait de garder son numéro enregistré parmi des myriades d’autres numéros sur la carte mémoire du portable peut s’avérer utile, car on peut avoir besoin demain d’un homme qui, aujourd’hui, ne plaît pas.

Lorsque les toilettes sont encombrées, et cela se produit souvent, l’on voit une horde d’hommes, pris soudain par l’envie d’uriner, se précipiter derrière une ou deux filles, et c’est alors que les numéros de téléphone, écrits préalablement sur des bouts de papier provenant la plupart du temps de l’addition ou de mouchoirs en papier, se frayent un chemin jusqu’à la poche de la fille où ils sont soigneusement conservés.

La porte des filles2

Parfois, c’est la confusion, lorsqu’une fille a importuné la moitié des hommes, et que l’autre moitié court derrière elle. Elle reste alors un instant décontenancée, mais en général, elle ne le laisse pas paraître sur son visage, qui conserve un calme apparent, de façon à conserver des clients potentiels.

Avec rapidité et dextérité, elle ouvre son sac à main pour y chercher quelque chose qui ne s’y trouve pas, puis demande discrètement à une collègue un peigne ou du rouge à lèvres, de façon à permettre au premier groupe de se retirer, en cachant son embarras, et à rester seule avec le nouveau groupe.

Généralement, cela ne se produit pas, car elle ne fait aucun cas des autres, avec une délicatesse feinte, et se hâte comme si elle allait rater son train, tout en leur lançant des regards de connivence et en leur faisant des promesses de rendez-vous.

En général, il ne lui est pas nécessaire de se donner toute cette peine, à moins que les signes extérieurs de richesse ne soient visibles sur le client.

Le plus rapide est, comme certains le font, de jeter avec une grande dextérité un bout de papier avec son numéro de téléphone sur une table ou sur une jambe nue, en se précipitant vers les toilettes.

Hommes et femmes entrent et sortent ainsi, se hâtant vers le coeur du café, comme si de rien n’était.

Il se passe toutes sortes de choses aux toilettes.

Tous les fréquentent, ils jettent leurs filets devant son miroir, concluent leurs transactions, lancent leurs hameçons, puis l’ancre est levée ici ou là, et lorsqu’ils retournent à leur place, ils se téléphonent rapidement, se fixent des rendez-vous à l’extérieur du café, montent dans leurs voitures et démarrent en faisant crisser leurs pneus si fort qu’on les entend à l’intérieur du café … pour aller exécuter la phase sacrée de leur mission.

Il se passe toutes sortes de choses aux toilettes. Tous les visitent. Tous, sauf Maguid, lui n’attend ni d’aller aux toilettes, ni d’uriner, ni quoi que ce soit.

Avec un oeil expert, il sélectionne, debout, la table du bonheur, une table où s’étalent des seins volumineux, il prend soin de s’asseoir non loin de la fille, si possible tout près d’elle, et attend patiemment le moment où le garçon arrive, le suivant de ses yeux mi-clos, et, comme un fauve affamé, se jette brusquement sur la note lorsqu’il l’apporte et l’arrache devant tout le monde. Il insiste alors pour payer et règle aussitôt la question sans prêter la moindre attention aux regards ébahis de la fille, qui ne tardent pas à se transformer en regards de gratitude et d’espoirs.

Il aime se faire accompagner de deux filles, une seule ne lui suffit pas, lui le chasseur d’additions au café, et le maître-chasseur au lit, d’un clin d’oeil, il indique son membre viril, et en souriant ironiquement, il lance d’une voix forte et euphorique :

— Abou-Gamil (le père de Gamil) vous salue !

Elles partent avec lui, jusqu’au logement où il habite seul depuis 20 ans, pour meubler sa solitude, il leur offre le souper comme à deux princesses, ils mangent et boivent, et lorsque l’ivresse est à son comble, ils s’échauffent, se déshabillent et s’enlacent en haletant. Et lorsqu’elles ne trouvent ni « Gamil », ni son « père », cela ne change rien pour elles ni pour lui : elles ont bu et encaissé, et lui, il a bu et payé.

Il revient le jour suivant, arrache une nouvelle addition comme un faucon, et la paye comme un moineau.

Il cherche deux filles pour l’entourer chacune d’un côté, et comme si de rien n’était, il rit de lui-même d’une voix forte :

— Abou-Gamil est en congé, que celui qui le trouve m’en informe.

Ne t’inquiète pas, ceux qui pensent à aller à la pêche seront aidés par le temps, et ceux qui n’y pensent pas ne reviendront pas bredouilles, les filets sont lancés, le poisson sautera tout seul et saura se frayer une voie jusqu’à l’hameçon du pécheur.

Sois rassuré, l’hiver est froid cette année comme à son habitude, et se réchauffer est une obligation individuelle. Les filles sont arrivées l’une après l’autre, comme des génies sortant de la lampe d’Aladin, et en l’espace d’une demi-heure, le café en est plein à craquer.

Hommes et filles de tous les horizons sont là, au « Rendez-vous des amoureux », puisque c’est le nom du café. Sa propriétaire dit qu’elle l’a appelé ainsi pour faire bon accueil à tout le monde et s’assurer une large clientèle, mais les mauvaises langues affirment que c’est pour attirer aussi bien les gens de passage que les résidents en leur permettant de payer selon leur convenance.

Certains le nomment « Café des étrangers », parce qu’il est particulièrement fréquenté par les Palestiniens restés ici malgré eux après que la majorité d’entre eux ont quitté le pays avec Yasser Arafat pour aller à Ramallah, suite aux accords d’Oslo. Ceux qui refusèrent de le suivre se dispersèrent dans divers pays à la recherche de moyens de subsistance, d’une famille, d’un Etat prêt à les accueillir ou de tout endroit plus spacieux que Ramallah ou Gaza.

Ceux restés ici n’ont pas trouvé leurs noms sur les registres de l’Autorité palestinienne. Et ils sont inscrits sur les listes israéliennes parmi ceux qui sont interdits de retour : leurs mains sont tachées de sang israélien et ils sont maudits. Et s’ils veulent continuer à respirer, ils devront le faire ailleurs, de préférence aux fins fonds de la terre.

Tout le monde est parti en abandonnant ceux-là comme s’il s’agissait de pestiférés … Des noms inscrits en rouge sur les listes israéliennes, rayés en rouge dans les registres palestiniens.

Wahid Al-Tawila

Né en 1960 dans le gouvernorat de Kafr Al-Cheikh. Il a obtenu sa licence en droit à l’Université de Aïn-Chams en 1982. Passionné de littérature, il a écrit dans les pages culturelles de nombreux journaux arabes, tels le beyrouthin Al-Kifah Al-Arabi et le saoudien Okaz, etc. Depuis 1991, il est spécialiste des médias à la Ligue arabe.

Il s’intéresse à la nouvelle poétique où il puise dans le langage populaire et rural. Il a déjà publié deux recueils de nouvelles, dont Khalf al-nihaya biqalil (un peu avant la fin), édition Markaz Al-Hadara, en 1997.

Et trois romans, dont Kama yaliqo biragoline qassir (comme il convient à un petit homme), édition l’Organisme général du livre, 2000, Ahmar khafif (un rouge léger) aux éditions Al-Dar, 2008 et Bab al-leil (la porte de la nuit) aux éditions en partenariat Al-Ekhtelaf (Alger), Al-Défaf (Beyrouth) et Dar Al-Aman (Rabat) en 2013.

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