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Les murs ne se tairont pas

Hanaa Al-Mekkawi, Mardi, 16 octobre 2012

Bien décidés à ce que rien n’enraye leur révolution, les jeunes ont repris les devants pour contrer la campagne d’effacements systématiques menée par les forces de l’ordre.

Graffitis
(Photos: Ahmed Abdel Razek)

« Efface encore, régime de trouillards. Efface, efface et je continuerai à dessiner », avertissent les tagueurs, sur l’un des murs de la rue Mohamad Mahmoud, par le dessin géant d’un visage qui tire la langue. Un message audacieux qui défie le nouveau gouvernement qui a donné l’ordre de gommer toutes les inscriptions et les fresques sur les murs de cette rue. « Qu’ils effacent et nous dessinerons de nouveau, car nous voulons que ces murs conservent le souvenir de la révolution », déclare Amr, l’un des membres du groupe surnommé les artistes de la révolution. Le graffiti est un élément essentiel de la révolution qui a permis pour la première fois aux Egyptiens de s’exprimer librement dans l’espace public, et d’inscrire sur les murs les différentes étapes de leur lutte. Soudainement, il a pris aux yeux des autorités le statut de dessin malpropre qu’il faut à tout prix éliminer.

Il y a quelques semaines, sur ordre officiel, la municipalité a entamé une campagne de nettoyage sous prétexte d’embellir la place Tahrir. Les jardins ont été plantés, les marchands ambulants ont été chassés et les graffitis ont été recouverts d’une peinture de couleur jaune mate. Le mur de l’Université américaine, à l’angle de la place Tahrir et qui s’étend tout le long de la rue Mohamad Mahmoud, était devenu la fresque témoin de la révolution. Graffitis, portraits, slogans et caricatures, tout a disparu, d’un simple coup de pinceau. Choqués, les révolutionnaires n’ont pas attendu longtemps pour réagir et descendre dans la rue pour reprendre ces murs. « Au lieu de considérer ce mur comme un monument commémoratif qu’il faut protéger car il raconte aux prochaines générations les histoires et les événements de la révolution, on l’efface. De quoi ont-ils peur ? N’est-ce pas bien grâce à cette révolution qu’ils ont accédé au pouvoir ? », s’insurge l’un des jeunes. Ce dernier et bien d’autres militants et artistes ne trouvent qu’une seule justification à un tel acte : la volonté de venir à bout de l’esprit révolutionnaire et de liberté qui anime les jeunes, en soustrayant à leur vue tout ce qui rappelle cette révolution. Karim rappelle que dans les pays démocratiques, libres, ces graffitis sont sacrés, à l’exemple du mur de Berlin : des touristes des quatre coins du monde s’y rendent pour découvrir l’histoire brute de cette période-clé pour le peuple allemand. C’est, selon Karim, une preuve de plus que la liberté d’expression n’est pas encore garantie en Egypte, et que ce pays est encore loin d’être une démocratie. Il est cependant convaincu que les Egyptiens n’accepteront plus de vivre sous l’oppression d’un régime quel qu’il soit.

Le mur de Mohamad Mahmoud n’est pas resté longtemps recouvert de cette couleur jaune : une horde de militants, d’artistes et même de gens ordinaires est descendue à l’aube dans la rue pour tracer de nouveaux graffitis. Leur seul moyen de riposte. Les voilà de retour avec leurs échelles, leurs pochoirs et leurs pinceaux. Dessins et inscriptions reflètent la situation actuelle du pays, et les termes sont pleins de défi et d’opiniâtreté.

« Bravo les officiers »

Grafiti
Les graffitis changent en fonction de l'actualité. (Photos : Ahmad Abdel-Razeq)

Un célèbre portrait caricatural montrant le visage de Moubarak, président déchu, côte à côte avec celui de Tantawi, ancien chef du Conseil suprême des forces armées,porte l’inscription suivante : « Elli kallef mamatch » (celui qui a nommé un Tantawi n’est pas mort). Ce fameux graffiti avait disparu, mais a été ressuscité au même endroit avec la même inscription, additionné cette fois d’un troisième visage : Mohamad Badie, chef de la confrérie des Frères musulmans. A côté, on trouve un « Bravo les officiers, nettoyez bien, mais on va tout barbouiller de nouveau », en légende de la peinture représentant un officier qui s’approche avec un bâton pour frapper un artiste qui se défend à l’aide de son pinceau et de sa palette de couleurs.

Les portraits superbes de Karim Khozam, Mina Daniel, Khaled Saïd, Emad Effat, Harara et d’autres martyrs, ainsi que ceux des Ultras, victimes d’actes de violence au stade de Port-Saïd ornent les murs de nouveau. Tout autour, on trouve aussi de la poésie et des messages comme : « On ne vous oubliera jamais », « La révolution est une idée et les idées ne meurent jamais », « Effacez les murs mais vous ne pourrez pas effacer nos mémoires », « Attention ! Les murs sont explosifs », et d’autres inscriptions encore qui attaquent l’ancien régime et l’accusent de cruauté, ou les islamistes pour les traiter d’hypocrites.

Les graffitis portés aujourd’hui par les murs lancent un seul message qui résume la relation entre le régime et le peuple : le premier a peur et s’obstine à supprimer tout ce qui a trait à la révolution, et le peuple, à son tour, refuse de se soumettre et insiste pour garder vivant cet esprit révolutionnaire. On ignore encore si c’est le gouvernement ou le ministère de l’Intérieur qui a donné l’ordre d’effacer tous ces graffitis. Mais la mission a rapidement été accomplie sous bonne protection de blindés et d’agents de police, les ouvriers déguerpissant ensuite pour ne pas avoir à affronter la réaction des gens. Sans craindre personne, et avec beaucoup de détermination, des jeunes ont créé des groupes sur Facebook, ont lancé des appels et ont organisé des rassemblements. Protégés par ceux qui ne peignent pas et par des sympathisants, les jeunes se sont réapproprié ces espaces convertis en galerie d’art — et musée — à ciel ouvert. Les passants s’arrêtent pour admirer les chefs-d’œuvre, prennent des photos et portent parfois leurs impressions par écrit . « Chacun a le droit de s’exprimer et de relater les événements, et personne ne devrait effacer ça », lance un étudiant et membre des Ultrasahlawi. Ce dernier prend une pause avec ses copains à la terrasse d’un café près de la place Tahrir avant de se remettre au travail. Ils dessinent les portraits de leurs camarades martyrs, qui exigent que justice soit faite, ou donnent un coup de main à d’autres artistes en faisant office de vigile.

Embellir la place

D’après Amr, un tagueur, le prétexte avancé par les autorités d’embellir la place « ne fait qu’accentuer le sentiment que cette révolution nous a été volé par les islamistes qui ont pris le pouvoir ». Il lui paraît clair que le nouveau régime des Frères musulmans veut gommer cette histoire et mettre terme à la révolution. « Ils veulent donner l’impression qu’ils ont le contrôle et qu’il est temps d’instaurer la stabilité dans le pays », commente-t-il. Aujourd’hui, ce qui est considéré par les uns comme un symbole commémorant l’histoire d’une lutte pour la liberté, représente pour d’autres un souvenir douloureux qu’il faut supprimer. Cela relève d’une certaine logique, les islamistes perdant chaque jour un peu de l’estime populaire, puisqu’après plus de 3 mois au pouvoir, ils n’ont réalisé aucun progrès à la hauteur de leurs promesses électorales. C’est en tout cas ce sentiment qui est exposé sur les murs à travers des graffitis qui accusent les islamistes de se dissimuler derrière leurs barbes pour soudoyer les pauvres gens.De la peinture noire vient recouvrir les portraits des barbus et effacer les inscriptions qui font l’éloge des membres de la confrérie en particulier et des islamistes en général. De temps à autre, comme le confie Omar, l’un d’eux passe et essaye de les convaincre d’oublier le passé et de retrousser leurs manches, mais au service du nouveau gouvernement.

« S’ils veulent réellement assainir le pays, il faut d’abord ramasser les tas d’ordures qui remplissent les rues. Ce n’est pas en effaçant ces graffitis dont on est si fiers qu’ils vont gagner notre confiance », pense ainsi un passant ordinaire qui regrette un tel comportement de la part des autorités. Condamnant cet acte, Essam Al-Chérif, coordinateur de l’organisme général du changement pacifique, affirme qu’en effaçant ces graffitis, le gouvernement dévoile son vrai visage. « Le spectacle actuel de la place avec ses murs nettoyés et les voitures blindées est un message adressé aux révolutionnaires que leur mission et celle de la place Tahrir ont pris fin », souligne-t-il. Il ajoute qu’il est convaincu que ces jeunes ne vont jamais baisser les bras, comme le prouve leurs graffitis qui défient maintenant le nouveau régime. Ces actions de nettoyage de la part des autorités coïncident avec d’autres actions ciblant les universitaires en grève qui ont été violemment arrêtés par la police.

Devoir patriotique

Cependant, des condamnations officielles se sont également fait entendre. Mohamad Mahsoub, ministre d’Etat pour les affaires légales et parlementaires, a déclaré sur son compte Twitter qu’il a du mal à croire que l’on puisse donner l’ordre d’effacer les graffitis de la place Tahrir. Redessiner sur ces murs est un devoir patriotique. « Bien sûr tout responsable niera ou rejettera la responsabilité d’un tel acte. Mais la vérité c’est qu’on veut effacer l’histoire, et cela reflète une ignorance et une crainte énormes », commente Eyad Orabi, un étudiant qui a été arrêté par la police et accusé d’avoir fait des graffitis répugnants à l’égard du prophète Mohamad. « C’est une histoire de fou : c’est un simple employé qui a vu le portrait d’un barbu sous lequel j’avais inscrit un hadith du prophète qui dit qu’Allah ne regarde pas vos visages, mais il regarde vos cœurs, qui a lancé cette accusation contre moi », dit Orabi, rendu amer par des mentalités aussi rétrogrades. Orabi a d’abord été choqué par cette campagne de nettoyage, mais il l’a ensuite trouvée bénéfique. C’est, pense-t-il, l’occasion d’ouvrir le débat par écrit sur ces murs repeints, et donc l’occasion « publique » de réfléchir, de remettre ses idées en cause et de s’exprimer. « Nos dessins seront non seulement de la documentation, mais aussi un moyen de sensibilisation », dit Orabi.

D’autres artistes ont été accusés de recevoir de l’argent pour promouvoir certaines idées.« Un graffiti ne nous coûte que de 35 à 50 L.E., c’est le prix d’une boîte de peinture, des pinceaux et de quelques pochoirs. Nous n’avons aucun besoin d’argent pour faire un graffiti », rétorque Orabi. Selon lui, la guerre contre les graffitis est une guerre des extrémistes contre l’art en général. Et, en effet, la campagne de nettoyage lancée par la municipalité n’est pas la seule qui a eu lieu : dès que les fresques sont réapparues, des groupes de barbus ont entrepris d’effacer tous les dessins et les inscriptions ayant trait aux islamistes en général et aux Frères musulmans en particulier.

Pour l’écrivaine Fatma Naout, c’est une guerre psychologique : il s’agit de faire sentir aux gens que la révolution est bel et bien terminée. « De quel droit Morsi permets-tu à tes hommes d’effacer les portraits des martyrs ? Leurs photos et leur sang nous appartiennent et non à toi et tes frères qui nous avez volé notre révolution », écrivait-elle sur Twitter. Les artistes, les intellectuels, les citoyens ordinaires et les militants se préparent à réinscrire dans l’espace public de la place Tahrir tout ce qui en a été brutalement effacé. « Ni la violence, ni l’oppression ne nous ont poussés ni à avoir peur, ni à consentir à changer nos idées. Cela nous pousse tout au contraire à continuer ce que nous avons entamé, et encore avec plus de détermination », conclut Abdel-Qader, l’un des artistes.

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