Jeudi, 28 mars 2024
Al-Ahram Hebdo > L'invité >

Fayza Haikal : Cléopâtre ne peut être considérée que comme une reine égyptienne

Heba Zaghloul , Samedi, 03 juin 2023

Professeure d’égyptologie à l’Université américaine au Caire et ex-présidente de l’association internationale d’égyptologie, Dr Fayza Haikal revient sur la récente polémique soulevée autour du documentaire de Netflix sur Cléopâtre.

Fayza Haikal

Al-Ahram Hebdo : La nouvelle série de Netflix consacrée à Cléopâtre est jouée par une actrice noire. Cette série est présentée comme un documentaire et s’inscrit dans le contexte de la vague afrocentrique qui prétend que toute l’Egypte Ancienne était noire. Qu’en pensez-vous ?

Fayza Haikal : Il n’y a là rien de nouveau. Toutes ces idées datent de longtemps, lancées en grande partie par le professeur sénégalais Cheikh Diop. Or, ni lui ni ses idées n’ont été pris au sérieux par les historiens et les égyptologues de ce temps car, normalement, comme dans la vie, la couleur de la peau ne devrait pas avoir d’importance. Toute cette polémique provient de la montée du racisme aux Etats-Unis, et par la suite ailleurs dans le monde.

— Les afrocentristes prétendent que les Egyptiens modernes seraient « des envahisseurs » venus avec la conquête arabe et qui auraient remplacé un peuple noir …

— C’est tout à fait absurde. Ce n’est pas moi, mais l’histoire qui le dit. La conquête arabe est seulement une conquête de plus. L’Egypte Ancienne a connu un brassage de races extraordinaires vu que ses habitants provenaient aussi bien d’Asie mineure que du Sahara du Nord et du Sud, et ce brassage existait bien avant la conquête arabe. En fait, il était dû au changement climatique de la préhistoire qui a asséché les déserts et obligé leurs habitants à émigrer vers la Vallée du Nil. Quand l’Egypte s’était unifiée vers la fin du 4e millénaire et avait commencé à créer ses institutions, tous ses habitants ont contribué à son développement. De plus, l’Egypte étant un pays de plus de 1 000 km de long, il est normal que ses habitants vivant près de la Méditerranée soient plus clairs de teint que ceux qui vivaient dans le sud, et que le brassage avec des peuples différents donnait aussi des ethnies différentes.

— D’où venaient les tout premiers habitants de l’Egypte ?

— Ils sont venus simplement de partout, que ce soit de l’est, de l’ouest, du nord ou du sud, et ce, à cause des conditions climatiques qui ont fait qu’ils se sont rapprochés de la Vallée du Nil. Or, la couleur de leur peau dépendait du lieu de leur provenance. C’est le cas encore aujourd’hui. Au nord, les Egyptiens sont plus clairs, et au sud plus foncés. En fait, quand on regarde les monuments de l’Egypte Ancienne, la ressemblance avec les Egyptiens d’aujourd’hui est très frappante. Car il faut rappeler qu’en Egypte Ancienne, il n’y a eu ni remplacement de populations, ni génocide. Par contre, il y a des artisans et des travailleurs égyptiens qui ont été emmenés en Mésopotamie par Darius et qui ont contribué à l’architecture perse, entre autres, dans la construction des portails du grand temple de Persépolis.

— Certains confondent l’Egypte Ancienne et la Nubie. Ces civilisations sont-elles similaires ?

— L’Egypte et le Soudan sont des civilisations différentes qui ont toujours eu un rapport d’amour et de haine, et qui ont bien sûr beaucoup de choses en commun à cause du Nil. Au Soudan, l’archéologue Charles Bonnet a découvert deux civilisations : A Kerma, il a trouvé les vestiges d’une civilisation africaine, avec une architecture propre à elle, tout à fait différente de la civilisation égyptienne. Il a également trouvé des monuments égyptiens. Ces derniers datent de l’invasion égyptienne de la Nubie. De plus, durant la XIIe dynastie, des forteresses ont été construites par les pharaons égyptiens (Senwosret I et Senwosret III) pour protéger les frontières égyptiennes contre les Nubiens et les autres peuples subsahariens. D’un autre côté, l’Egypte a connu une dynastie nubienne noire beaucoup plus tard. Il s’agit de la 25e dynastie qui a conquis l’Egypte pour la protéger contre les invasions venues du Moyen-Orient. Taharqa, le plus connu de ces pharaons noirs, considérait Thèbes comme une ville sainte et il a même contribué aux monuments de Karnak en l’honneur du dieu Amon qui était aussi adoré en Nubie. Donc pour eux, à cette époque, il n’y avait pas d’animosité entre les deux pays. Par contre, quelques siècles avant cela, sous le Nouvel Empire et l’expansion de l’Egypte en Afrique noire, on voit clairement les Nubiens (considérés comme ennemis des Egyptiens à cette époque), représentés sur plusieurs monuments avec une physionomie noire propre à eux. Il suffit de regarder les scènes de guerre sur les murs des temples ou les peintures représentant l’arrivée de tribus de ces pays conquis incluant des Africains nègres pour voir clairement la différence entre les Egyptiens et les ennemis de l’Egypte quels qu’ils soient.

— Qu’en est-il de Cléopâtre ?

— Cléopâtre est la dernière d’une dynastie ptolémaïque qui a duré 300 ans. Non seulement nous ne connaissons pas l’origine de sa mère, mais nous ne savons pas non plus s’il y a eu ou non un mélange racial parmi ses grands-mères. Dans tous les cas, Cléopâtre est une reine égyptienne et ne peut pas être considérée comme une reine macédonienne. C’est ainsi qu’elle était perçue et appelée à son époque par ses sujets et par le monde entier. Prenez l’exemple de la famille royale britannique qui est d’origine allemande. Pourtant, elle est bel et bien considérée comme britannique et personne ne la considère ou ne l’appelle autrement. Il est donc insensé de parler de Cléopâtre autrement que comme une reine égyptienne. D’ailleurs, je pense que toutes ces questions sont dues à l’ignorance de beaucoup de personnes au sujet de l’Egypte Ancienne.

— Vous avez beaucoup écrit sur la continuité entre les Anciens Egyptiens et ceux d’aujourd’hui. Comment cette continuité se reflète-t-elle au niveau de la langue ?

— Ceci est vrai non seulement au niveau de la langue, mais également au niveau des coutumes, des superstitions ou encore de la spiritualité héritée de l’Egypte Ancienne. D’ailleurs, j’ai toujours affirmé que pour être un bon égyptologue, il faut très bien connaître le dialecte arabe égyptien, car les deux langues se ressemblent. La langue d’aujourd’hui a non seulement intégré de nombreux mots de la langue ancienne, comme semsem (sésame) ou bekh (démon, terme utilisé pour faire peur à quelqu’un), mais aussi de nombreuses expressions, et pour comprendre ces dernières, il faut réfléchir dans notre dialecte d’aujourd’hui, car une traduction littérale ne fonctionne pas. Une expression comme Eino Fargha (oeil vide), qu’on utilise aujourd’hui, vient de l’Egypte Ancienne de même que Akl Eish (manger du pain). Toutes ces expressions nécessitent qu’on réfléchisse en arabe égyptien pour les comprendre.

— Au cours de votre carrière, avez-vous été confrontée à cette pensée afrocentrique ?

— Non, mais lorsque j’ai enseigné l’égyptologie au Cameroun, la première question que les étudiants m’ont posée était sur la couleur de peau des Egyptiens. Je leur ai répondu : les Egyptiens étaient comme moi, donc si vous me considérez comme marron ou noire, c’est que les Egyptiens l’étaient aussi. En tant qu’Egyptiens, nous ne sommes certainement pas considérés comme des blancs non plus. Ce que je tiens à dire, c’est que cette grande civilisation égyptienne est issue du continent africain sans être nécessairement noire, car les habitants de l’Egypte ont différents teints, selon qu’ils venaient du Nord ou du Sud de l’Egypte, ou qu’ils avaient des ancêtres venant du nord de la planète ou du sud.

— Certains afrocentristes prétendent que Kmet, nom de l’Egypte Ancienne, signifie terre noire, et pour eux, cela signifie que c’était la terre d’un peuple noir. Qu’en pensez-vous ?

— Cela relève de l’ignorance de la langue. « Kmet » veut dire terre noire à cause de la couleur noire du sol fertile de la Vallée du Nil. D’ailleurs, le terme « Deshesret » signifie la terre rose ou rouge qui réfère au désert. Ce sont des termes qui font référence à la terre et non pas aux populations. C’est d’ailleurs pour cela que le terme « Kmtien » n’a jamais existé. Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’Egypte Ancienne était diversifiée, car elle était considérée comme la terre des rêves et donc attirait beaucoup de monde. Ces gens étaient considérés comme des Egyptiens. Le problème est que beaucoup de personnes sont ignorantes et parlent sans rien savoir sur l’Egypte Ancienne. C’est comme si quelqu’un parlait de médecine sans l’avoir étudiée. A mon avis, tout cela relève de l’ignorance des faits. Et puis, en fin de compte, si tout le monde se veut égyptien, cela signifie que notre civilisation est tout simplement formidable.

Mots clés:
Lien court:

 

En Kiosque
Abonnez-vous
Journal papier / édition numérique