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Fatma Qandil : Ecrire pour briser l’attente

Dina Kabil , Jeudi, 09 mars 2023

Poétesse jusqu’au bout des doigts, Fatma Qandil a remporté le prix Naguib Mahfouz du roman arabe décerné par l’Université américaine du Caire. Elle se balade entre les genres, n’ayant de loyauté qu’à l’écriture.

Fatma Qandil

Dans l’une des nouvelles villes situées aux alentours du Caire, elle vous accueillera avec chaleur et générosité. Fatma Qandil donne l’impression d’être reconnaissante que vous ayez parcouru ce long chemin, en lui épargnant ce déplacement habituel au centre-ville, pour venir lui rendre visite dans son royaume. Son paradis préféré au milieu du désert, dans son appartement entouré des nouvelles constructions et des compounds de luxe. Ce n’est pas le stéréotype de l’écrivain qui fuit la ville et se replie dans son asile pour méditer. Pas du tout. Elle est la fille de la ville par excellence. Sauf qu’elle ne peut pas tolérer le tumulte: « Je suis allergique au bruit ». Elle vivait tranquillement dans une maison entourée de jardin, et dès qu’on a commencé à imposer leur vacarme, elle décide de quitter et conquérir un nouvel asile.

Entourée de chats de toutes sortes, Fatma Qandil les adore et ne sait pourquoi. Peut-être parce qu’ils ont des vies lointaines appartenant aux déesses de l’Egypte Ancienne, ou peut-être parce qu’ils sont d’anciens dieux dont la gloire a révolu. Ces chats l’ont fait longtemps souffrir, surtout lorsque la mort les sépare et qu’elle ne peut rien face à cette fatalité. Elle s’est calmée un jour lorsqu’un ami lui dit : « Les chats viennent et s’en vont, tu trouveras sans doute ton salut en se rassurant que chacun d’eux correspond à deux gouttes d’eau à un ou une de vos amis(es) ».

Est-ce la muse du poète de laquelle elle s’inspire?! Fatma ne peut s’empêcher de révéler son rêve d’écrire un jour sur les chats, exactement comme l’a fait Baudelaire. « J’appartiens aux gens qui croient que les êtres ont d’autres vies et qu’il est question de réincarnation ». Avoir peur de les aborder parce qu’écrire sur quelque chose ou quelqu’un est pour Fatma une manière de tuer, d’en finir catégoriquement.

Avec douceur et un sourire charmant, elle rompt avec l’image stéréotypée que l’on se fait d’elle: la poétesse qui écrit tel un chirurgien, celle qui choisit la cruauté de l’écriture, les mots nus sans fioritures. « L’écriture est cruelle. Pour moi comme pour les autres. Point de bercement ». Dans son premier recueil de poèmes en prose, intitulé Samt Qotna Mobtalla (le silence d’un morceau de coton mouillé), elle rapporte, en vers, les longs jours passés à l’hôpital accompagnant sa mère, juste avant sa mort. Elle prend ses distances, se soustrait de toute compassion et évite l’allégorie. « Un fruit qui ne tombe pas/mais se pétrifie sur sa branche ». Elle fuit le pathétique et le nostalgique au détriment du poème même. A l’image des écrivains du poème en prose, ses homologues qui se sont imposés en Egypte dès la fin des années 1980.

Avec puissance et agilité, elle casse tous les stéréotypes. Elle balaie tout sur son chemin, que ce soit dans son écriture ou dans ses choix de la vie. Elle commence son itinéraire littéraire par l’écriture du poème dialectal, mais après quelques années, elle pose son stylo et décide de ne plus y revenir. Ce sera le poème en prose et en arabe fosha (arabe littéraire). Bien que le maître Sayed Higab l’ait reconnue comme poétesse du dialectal et s’en voulait même d’elle lorsqu’elle a quitté le dialectal, elle avait prévu à un moment donné qu’elle ne pourrait pas se distinguer dans cette écriture. En plus, « je me suis rendu compte que j’écris le dialectal avec une dimension soutenue, c’est-à-dire en épousant la logique de la fosha et non pas dans l’esprit populaire du dialectal », confie-t-elle.

Marquée par Salah Abdel-Sabour et Salah Jahine, Fatma se décide dans le poème en prose. Mais est-ce une décision de devenir poétesse? Fatma s’écrie: « Ce n’est pas question de choix, mais je le suis devenue ». « Parce que je ne poursuis pas le poème, c’est lui qui me persécute et ne me laisse aucun repos. C’est quelque chose d’organique dans ma nature peut-être. J’aime la concentration, la distillation. Ecrire de petits fragments qui dialoguent avec le vide. Je considère toujours le poème tel des tubes qui filtrent le malentendu qui se crée entre l’univers et moi ».

Ce fossé qui sépare la poésie dialectale de celle fosha du poème en prose, Fatma Qandil l’a franchi comme autodidacte. « Les maîtres m’ont reproché de n’avoir pas de culture universelle », avoue-t-elle sans timidité. Alors, elle se replie pour s’auto-cultiver, en s’enfermant dans une pièce pour dévorer les poèmes des plus variés, Baudelaire, T.S. Eliot, Rimbaud, Cavafis ou Ritsos. « Je me rappelle que j’allumais des bougies et m’appliquais à copier des recueils de poèmes en entier, comme si à travers mon griffonnage, je convoque leurs âmes et rejoins leurs univers faits de poésie ». Ce voyage d’apprentissage était aussi un voyage spirituel: implorer les âmes de la poésie pour qu’on lui cède le secret du poème. Et le résultat? Elle écrit le poème en prose qui a marqué la génération des années 1980, celui qui repose sur la prise de vue d’une séquence, sur la vie quotidienne et braque son caméra-stylo sur l’anodin. Genre « marcher avec les autres, mais avoir son propre pas ». Fatma Qandil avait sa voix authentique qui lui est propre, cela dit, même quand elle emprunte la vie de tous les jours, et lorsqu’elle suit les appels de la modernité, surtout de l’écriture fragmentaire, elle y ajoute une dimension existentielle.

Les tabous, elle ne les brise pas, mais plutôt ne les reconnaît pas. Parce que c’est l’écriture qui prime toujours. Elle s’est « aventurée » avec un recueil de poèmes érotiques, Assëla Moalaqa Kal Zabaëh (des questions suspendues telles des offrandes). Puis, invitée dans une rencontre poétique à l’Institut du monde arabe à Paris, Fatma a pensé qu’elle pourrait finalement partager ses exploits avec une audience qui valorise la poésie. Mais sa déception était indescriptible. « Plusieurs personnes se sont retirées de la salle, on a jugé mon poème comme une atteinte aux moeurs et, en plus, un grand poète arabe m’a labélisée de poète pornographique ». Mais cela ne l’a pas intimidée, elle rappelle également, avec amertume, le jour où on a signé une pétition au syndicat des Journalistes pour refuser collectivement la lecture des poèmes de Fatma Qandil. Mais cela n’a jamais fait taire la voix de la poésie chez elle.

Cette voix profonde de l’écriture, celle de l’urgence. L’écrivaine Nobel Annie Ernaux, traduite en arabe dès les années 1990, s’est avérée pour la poétesse comme son modèle spirituel. « Lorsque j’ai lu Ernaux dans les années 1990, elle m’a ouvert la porte, et en écrivant Des questions suspendues telles des offrandes, je l’ai suivie dans cette écriture fantomatique nuancée, dans les mots dénudés qui me sont chers ».

Peu importe le genre littéraire qu’elle adopte. C’est pourquoi elle se penche vers le roman, avec la même audace qui l’a caractérisée dans la poésie. Elle publie Aqfass Faregha (des cages vides) en 2021, fiction qu’on a prise pour autobiographie et qui lui a valu le prix Naguib Mahfouz pour le roman arabe à la fin de l’an 2022. Elle y relate des faits et une ambiance qui rappellent littéralement la vie réelle de son auteure, à savoir une jeune fille originaire de Suez, appartenant à la classe moyenne, ses relations avec sa famille à l’ombre d’un père au souvenir fade, d’une mère-déesse qui a profondément marqué la narratrice et dont l’absence est une blessure inguérissable. A l’instar de son écriture de la poésie, Fatma Qandil n’a de compte à rendre à personne. La narratrice se dénude en révélant les détails les plus intimes au sein d’une famille, les harcèlements de l’enfance, les relations sexuelles, les déboires de l’amour, les tentatives de suicide ratées, l’effort pour se frayer une place sur la scène littéraire, mais aussi au corps enseignant à l’Université de Hélouan en tant que professeure de critique et littérature arabe. Les critiques n’ont de cesse identifié sa vie et celle de la narratrice, surtout après sa décoration du prix Mahfouz. Ecrire son récit après la disparition de tous ses protagonistes, est-ce là un défi? Fatma ne peut ni nier ni confirmer si les faits du roman se sont véritablement passés. C’est de la littérature avant et après tout. « J’avais pendant mon enfance des rêves. Qui pourrait donc confirmer que le roman n’est pas lié à ces rêves ? ». Mais en plus, « je ne suis pas lâche pour dissimuler le genre littéraire de mon livre, si ce n’est pas du roman et si c’est question de texte autobiographique. Je l’aurais déclaré ouvertement ». « Par cages vides, j’ai voulu souligner les cases de la langue, de la vie et des relations qui nous épuisent. J’énumère les cages et tente d’ouvrir une petite brèche sur moi-même et sur l’univers ».

Lorsqu’on lui pose la question du genre et de ces errements entre poème, théâtre et roman, elle dit fièrement: « Je suis une fabricante de formes, je ne cesse de jouer tout le temps. Il n’existe pas de sacré dans l’écriture. Tout se passe selon la langue même et à quel point elle s’adapte à moi. Je me compare à un sculpteur qui travaille une pierre qui pourrait prendre la forme brute de pierre, d’une sculpture ou de toute autre chose ».

L’écriture s’avère pour Fatma Qandil une sorte de meurtre. Elle rappelle ceux qui l’ont quittée et sont devenus tels des fantômes dans son récit. L’écriture de son roman est donc une urgence pour aborder le passé, un passé tel un cadavre qu’il importe d’ensevelir.

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