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Adel Wassily : Raconter par l’image

Névine Lameï, Samedi, 04 mars 2023

Pour l’ingénieur et photographe engagé Adel Wassily, ce sont les gens qui font l’Histoire. Il tente alors de les suivre dans leur démarche quotidienne pour immortaliser les petits détails qui font la grande Histoire du pays. Il vient de publier un nouvel ouvrage sur les rues du Caire pendant le confinement.

Adel Wassily
(Photo: Névine Lameï)

Convaincu par le pouvoir de l’image photographique quant à témoigner de la condition humaine, Adel Wassily s’en sert pour raconter l’histoire d’un lieu. Il tente d’évoquer à travers ses oeuvres les accumulations culturelles et historiques touchant la vie des petites gens. Il est souvent captivé par les rides des personnes âgées, ces marqueurs du temps qui passe …

Photographe de rue, Wassily est également ingénieur civil, architecte freelance et militant de gauche. Il essaye tout le temps de montrer le monde de façon pittoresque, de s’attarder sur les détails. C’est ce que révèle clairement son livre-photos, Raéhet Al-Faragh (le parfum du vide), paru récemment aux éditions Merit. L’ouvrage, préfacé par l’expert en sociologie politique Nabil Abdel-Fattah, documente la vie au Caire pendant le confinement, entre mars et avril 2020, à cause du coronavirus. Il nous fait voyager dans une ville fantôme, dans un monde effrayant, rongé par le vide et le silence, par les sentiments de peur et d’anxiété.

«  Je suis une personne qui n’aime pas rester enfermée à la maison. La caméra en main, j’ai l’habitude d’être libre, de me déplacer un peu partout, sans restriction aucune. Alors, je partais seul, dans des tournées quotidiennes, sillonnant les rues du Caire. Je me baladais surtout au centre-ville khédivial, à Héliopolis, à Ataba, dans le quartier d’Al-Hussein, à Faggalah et à Choubra, afin d’amortir ma dépression due au confinement. Les rues de l’une des villes les plus peuplées du monde étaient complètement vides, de quoi m’avoir poussé à enregistrer ces moments rares », précise Adel Wassily.

Ces photos, partagées d’abord entre amis sur sa page Facebook, n’ont pas tardé à avoir de grands échos sur les réseaux sociaux, de quoi attirer l’attention de plusieurs maisons d’édition. Résultat? Le livre Raéhet Al-Faragh. « Comme l’impression en couleurs coûte assez cher, j’ai dû autofinancer mon projet, regroupant 114 photos. Celles-ci sont loin des clichés sur les monuments historiques que l’on trouve dans les livres sur l’Antiquité. Le calme terrifiant des rues désertes m’a permis de profiter de la beauté architecturale des bâtiments du Caire », précise Wassily. Et d’ajouter: « L’architecture, qui donne normalement à l’Homme une emprise existentielle, prend cette fois-ci le dessus. Or, je pense que la beauté d’un lieu réside en la présence humaine. Les deux photos que j’aime le plus dans cet ouvrage sont celles qui montrent deux couples de jeunes mariés en train de poser à la place Abdine et à l’île de Guézira. Ils ont décidé de briser le confinement et les restrictions ».

Dans ses livres précédents, le photographe engagé a toujours privilégié les êtres humains, lui qui aime bien lire des ouvrages à portée socioculturelle, signés Pierre Bourdieu, Michel Foucault, Louis Awad, Salama Moussa... Il a déjà publié deux livres-photos : Hayat Al-Midan (la vie à la place Tahrir) et Sekket Al-Teir (le chemin des oiseaux), entre 2011 et 2012. Celui-ci comprenait également des textes de la Palestinienne Meliha Messelmani et traitait des similitudes entre la vie des Egyptiens et des Palestiniens. « Ce sont les gens qui font l’Histoire », lance-t-il souvent. Wassily rejette toute monotonie, défie les normes. Pour lui, la politique est un moyen d’atteindre la justice sociale et la liberté. Il apprécie particulièrement la diversité culturelle des années 1940. « L’écrivain Taha Hussein fut à la tête de la renaissance intellectuelle arabe et de la modernisation de la société égyptienne. Il est à mes yeux l’un des intellectuels égyptiens les plus influents ».

Ingénieur civil, diplômé de l’Université de Aïn-Chams en 1985, ses études lui ont appris à penser « out of the box ». De nature, il est proche des idées de la démocratie sociale. Et ceci marque tout son parcours. En 2000, il travaille, pendant un an, au quotidien de gauche Al-Badil (l’alternative), où ses photos accompagnaient les textes des fameux poètes du dialectal Ahmad Fouad Negm, Sayed Higab et Fouad Haddad, pour commenter les événements sociopolitiques. Puis en 2001, il rejoint le comité populaire qui s’est formé afin de soutenir l’intifada du peuple palestinien et les convois à destination de Gaza.

Pourtant, il avait un poste fixe pendant dix ans, jusqu’en 1999, à la Société générale des ponts et chaussées du Nil. Il a ainsi participé à la construction de la station-métro de Aïn-Chams en 1987 et à celle de la gare de Minya en Haute-Egypte, entre 1990 et 1993. « J’ai toujours été passionné par le monde du cinéma. Je suivais tous les films adaptés d’oeuvres littéraires, des romans de Tewfiq Al-Hakim et Youssef Idriss. Quand je suis parti travailler en Haute-Egypte j’avais une image stéréotypée des lieux que j’avais acquis des films en noir et blanc. Envoyer un employé au sud du pays signifiait souvent le punir ou chercher à le dévaloriser. Donc, au départ, je n’étais pas très content, puis après, je m’en réjouissais. Les gens de la Haute-Egypte sont très affectueux », dit l’ingénieur-photographe qui a tenu en 2006 une exposition à l’Atelier du Caire, sous le titre de Massiyaf Al-Ghalaba (la station balnéaire des pauvres). Les photos abordaient notamment les rites des pèlerins du mouled chrétien de la Vierge Marie à Gabal Al-Teir, à Minya. Muni de sa caméra, il est parti capter les regards des gens simples à la recherche de certitude, de bénédiction, pour être rassurés. Ils sont surtout à la recherche de moments furtifs de bonheur.

A partir de 1997, Adel Wassily s’était mis sérieusement à la photographie qu’il a apprise en autodidacte, avec une caméra vintage et des manuels spécialisés, en français et en anglais, notamment les livres de son artiste-fétiche Henri Cartier-Bresson. « Ma passion pour la photographie est née de mon amour fou pour le cinéma. Au début, je rêvais de devenir réalisateur, j’appréciais son rôle de créateur. Plus tard, j’ai renoncé à cette idée, en constatant que pour faire des films, il faut de grosses productions ». Encore jeune, il avait assisté à des tournages de grands metteurs en scène tels Mohamad Khan et Daoud Abdel-Sayed. « Au début des années 1980, encore étudiant enthousiaste, je suis parti voir Youssef Chahine et je lui ai demandé de projeter son film, Le Moineau, chez nous à la faculté. Chahine est venu lui-même assister à la projection-débat », se souvient Wassily, qui a toujours eu des amis dans le milieu culturel. Il a surtout développé ses idées de gauche pendant ses années d’études universitaires, entre 1980 et 1985. Il s’est ouvert davantage sur les cercles intellectuels. Issu du Collège De La Salle à Daher, il avait l’habitude de participer à des activités sociales et des actes de charité. « Visiter des prisonniers, les personnes atteintes de troubles mentaux, la colonie de lépreux… Pourquoi lier étroitement la charité à la religion? Pourquoi ne pas faire la charité au nom de l’humanité, au sens plus large du mot ? », fait-il souligner.

Au fil du temps, il a compris qu’il fallait se tromper pour atteindre la vérité, tout comme les héros de la littérature française qui ont peuplé son enfance. Il a toujours éprouvé de l’empathie envers Antigone, à titre d’exemple. « Figure de femme révoltée et profondément humaine, Antigone a un caractère assez fort et une volonté de fer. Elle nous faisait poser, nous les écoliers salésiens, des questions multiples autour de son personnage ambivalent. C’est un peu la même ambivalence que je poursuis dans mes photos, à travers le rapport réalité-fiction ».

D’une famille modeste, Wassily est né dans la banlieue d’Héliopolis, son quartier favori dont il ne peut jamais se passer. D’ailleurs, il est très présent dans ses photographies. Il se souvient de son enfance, au côté de son père, journaliste-maquettiste à la revue Dar Al-Hilal. Celui-ci l’emmenait dans des balades à pied, un peu partout à Héliopolis, pour aller voir un film ou profiter pleinement du beau temps dans un parc public. Ils pouvaient aussi faire un petit tour en métro, pratiquer du sport au club Héliolido ou simplement marcher sur les trottoirs d’Al-Korba, avec leurs colonnes magnifiques. « Je pense publier, un jour, un livre-photos sur les détails architecturaux du quartier d’Héliopolis, ils sont d’une richesse extraordinaire, nés du génie du Baron Empain et de l’architecte Alexandre Marcel qui a admirablement marié les architectures orientale et occidentale », indique Adel Wassily, qui se plaît à conter beaucoup d’histoires par l’image, ce qui lui permet de véhiculer tant d’émotions et de stimuler l’imagination des autres.

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