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Un siècle d’amour et de passion

Hanaa Al-Mekkawi , Dimanche, 19 février 2023

Les fleurs sont l’expression de l’amour, de la gratitude et du respect que l’on voue aux autres. A l’occasion de la Saint-Valentin, visite dans la plus ancienne boutique de fleurs d’Egypte, établie depuis 102 ans à Alexandrie.

Un siècle d’amour et de passion
(Photo : Ahmad Abdel-Kérim)

Alexandrie, la ville qui se vit depuis de nombreuses années comme un lieu cosmopolite et multiculturel, percevoir de la diversité dans tout ce qui nous entoure est la norme plutôt que l’exception. Derrière chaque rue, bâtiment, magasin et résident, se cache une histoire. Au centre-ville, à la rue Fouad, la plus ancienne de la ville, et peut-être même du monde, on trouve une très vieille boutique qui attire l’attention de tous les passants. Son apparence est différente de toutes les autres échoppes qui ont adopté durant la décennie passée un look moderne. C’est une boutique de fleuriste qui s’appelle « Au pavillon de florelle ». Le nom est écrit en arabe et en français au-dessus de la devanture, dans un style ancien datant des années 1960. Ce nom a été choisi par le khawaga grec Abdo Morsi et son associé égyptien, le maître Hamido, il y a environ 102 ans. D’après Sayed Abdel-Hamid Al-Fakharany, le fils de ce fleuriste désormais hors du temps, il était naturel de choisir un nom étranger, car c’est la culture étrangère qui dominait à cette époque. « Les ressortissants étrangers et l’élite de la société égyptienne étaient les seuls clients au début de l’activité de la boutique », dit Sayed, qui ne cache pas sa surprise qu’après toutes ces années, des Egyptiens viennent encore le voir et lui demandent la signification du nom. « Comment ne peuvent-ils pas simplement ouvrir le dictionnaire et chercher le sens ? », s’offusque presque l’homme de 75 ans qui, bien qu’ayant reçu une éducation publique, aime mêler des mots étrangers à son discours.

Le magasin existe depuis 1920. Selon son propriétaire, il est considéré comme le plus ancien fleuriste d’Alexandrie, et même d’Egypte. Assis dans sa boutique derrière une grande dalle de marbre et une façade où s’étend une rangée de pots de fleurs aux couleurs et aux genres interminables, Sayed pointe du doigt une photo de son père collée sur la vitrine intérieure. Les souvenirs défilent comme les passants derrière la vitre. Il nous raconte que son père, lui aussi, aimait les fleurs et que toute sa famille travaillait dans ce domaine. Un métier où seuls les amateurs de fleurs et les amoureux de la vie travaillent. La famille résidait dans ce qu’on appelait alors le quartier latin. Son père était un agriculteur qui cultivait des fleurs et des plantes ornementales et il avait un magasin de fleurs dans un autre endroit, mais il n’était pas très populaire : « Les clients, surtout les étrangers, préféraient acheter les fleurs des étrangers comme eux ». Alors Hamido, le père, a décidé de vendre sa boutique et de s’associer au Grec Abdo Morsi dans un nouveau magasin. La rue ancienne et animée où se trouve celui-ci a été choisie pour sa célébrité et parce que tous ses habitants étaient des étrangers. Son père a gagné petit à petit la confiance des clients grâce à son amour pour les fleurs et le bon accueil. C’est ainsi qu’il est devenu le magasin préféré de tout le quartier, même après avoir ouvert deux autres magasins dans la même rue. « Le reste des boutiques a beaucoup évolué au fil des années, mais ce magasin, pour nous les Alexandrins, sent l’originalité avec ses fleurs, ce qui lui donne un charme particulier », s’exprime l’ingénieure Hadir Al-Gharabawi.

Les roses étaient un élément très important dans la vie quotidienne des communautés étrangères et de certaines classes d’Egyptiens, et étaient présentes à de nombreuses occasions, explique le sexagénaire Sayed. Les fleurs étaient une expression de gratitude, d’amour ou de respect. « Elles étaient présentées sous forme d’un simple bouquet enveloppé avec de cellophane. Parfois une rose suffisait. Mais lors des grandes fêtes, on nous demandait de préparer des anneaux de roses à distribuer sur les tables. De plus, il devait y avoir des vases de roses dans les maisons qui devaient être changés une à deux fois par semaine. Et c’est la rose qui était la fleur préférée », explique-t-il. Il poursuit : « La boutique recevait des clients des plus grandes familles, des artistes les plus célèbres et des médecins de renom, et si la photographie était aussi connue et facile qu’aujourd’hui, les murs de la boutique n’auraient pas suffi pour accrocher les photos de tous ceux qui passaient par la boutique pour y acheter des fleurs ». Son père et son partenaire étaient progressistes et toujours sophistiqués, selon les dires. Ils ont imprimé le nom de la boutique sur un logo qui était apposé sur chaque bouquet, et ce logo était un standard pour montrer le nom du fournisseur de fleurs. Car il était désormais aussi celui que porte le grand magasin de fleurs d’Alexandrie. A cette époque, la haute saison des fleurs était Noël, « pas le Jour de l’an, c’est à Noël que nous vendions le plus ! ». Mais dans les années 1960, la situation a commencé à changer.


(Photo : Ahmad Abdel-Kérim)

Les changements des années 1970 et 80

Après la Révolution de 1952, beaucoup d’étrangers ont quitté le pays et la vie en Egypte a changé. Il n’oubliera jamais les scènes de ces bateaux, dans le port, qui partaient avec des ressortissants étrangers d’Alexandrie, emportant avec eux une partie de l’histoire et des souvenirs de la ville. « Alexandrie, à cette époque, avait une grande importance dans les cercles mondains d’Egypte, pas moins que celle de la capitale », dit Sayed. Après la Révolution, les goûts ont changé, les conditions de vie étaient difficiles et ne permettaient plus le luxe de s’acheter des roses face à l’impératif de la nourriture. Cependant, son père, qui est devenu l’unique propriétaire du magasin après le voyage de son partenaire en Grèce, n’a pas fermé le magasin pour autant. Ce n’était pas seulement un travail pour lui, mais aussi sa seule passion.

A l’époque de Sadate et de l’ouverture économique des années 1970, les communautés étrangères ont commencé à revenir pour voir leurs maisons et leurs amis, et Sayed se sentait très heureux de revoir ces visages auxquels il était habitué. « Des Français, des Italiens et des Grecs ont vécu ici. Ils sont revenus parce qu’ils étaient attachés à l’endroit, contrairement aux Américains, par exemple, qui n’hésitent pas à faire leur sac et à se déplacer d’un endroit à l’autre sans créer de lien particulier », explique Sayed. A cette époque, la culture des Egyptiens a commencé à changer et les gens sont devenus plus riches. « A ce moment-là, nous essayions de convaincre les gens de changer leurs habitudes, comme le fait d’offrir un bouquet de roses aux patients des hôpitaux au lieu des fruits », raconte-t-il. La culture dominante de l’époque s’intéressait à l’apparat, et cela a contribué à un certain changement de mentalité en ce qui concerne les fleurs. Mais la reprise d’activité notable de ce milieu intervient dans les années 1980, lorsque Moubarak est arrivé au pouvoir et que le mode de vie de la population a changé, et de façon spectaculaire.

Aujourd’hui, le marché des roses continue à prospérer car les occasions d’en offrir sont devenues nombreuses comme la Saint-Valentin et la Fête des mères.

Sayed apprend les dernières méthodes de présentation et d’emballage des fleurs via les réseaux sociaux qu’il utilise parfaitement. S’il suit les dernières tendances en ce qui a trait aux fleurs, l’apparence de la boutique, elle, reste sacrée. Il est interdit d’y toucher ! C’est l’ingrédient secret du succès de sa boutique depuis des décennies. Succès, qu’il espère faire perdurer pour son fils, heureux d’apprendre qu’il héritera un jour de la profession et de la boutique de son père.

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