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Démarrage au féminin

Dina Bakr , Mercredi, 27 juillet 2022

33 ans après l’inauguration du métro du Caire, la femme y fait son entrée en tant que conductrice. Parcours des deux pionnières dans ce métier, réservé jusqu’ici aux hommes.

Démarrage au féminin
Transporter ces milliers de passagers a été pour elles un véritable défi. (Photo : Mostafa Emeira)

C’est parti. Le klaxon du métro retentit annonçant l’arrivée du train. Accrochée devant le pare-brise, Suzanne Ahmed, 32 ans, conductrice de métro de la troisième ligne, est totalement concentrée, sérieuse et calme. Un labeur pénible ? Peut-être, puisqu’elle doit rester au volant de 7h à 15h. La durée de chaque trajet dure 40 minutes. Suzanne parcourt 46 km, aller-retour, sur cette ligne qu’empruntent quelque 161000 passagers dans leur déplacement quotidien. Aujourd’hui, elle semble avoir plus de confiance en elle-même : «  Rien n’est comparable au premier jour, lorsque la société a décidé que je pouvais conduire seule le métro sans la compagnie d’un ancien collègue. Un mélange de sentiments de joie et de terreur à la fois m’a hantée. La joie d’être la première conductrice du métro en Egypte et la terreur de cette grande responsabilité en transportant ce nombre important de passagers qui s’élève à 1700 pendant les heures de pointe», raconte Suzanne.

Hend Omar, 30 ans, mère de 2 enfants, est aussi une nouvelle conductrice. Suzanne et elle sont les premières conductrices du métro du Caire. Elles travaillent sur la troisième ligne qui s’étend de Ataba (centre-ville) au quartier de Kit-Kat (rive ouest du Nil) sur une distance de 17,7 km. Toutes les deux ont embrassé cette nouvelle carrière. Hend Omar confie : « C’est vrai que le système du métro fonctionne automatiquement. Cependant, les conducteurs ont des tâches délicates à accomplir pour garantir le transport des passagers en toute sécurité ».

Stage de formation

Dans la cabine du conducteur, Suzanne Ahmed s’apprête à démarrer. Fermeté et sagesse s’observent sur son visage. Elle s’assure qu’aucune panne n’est affichée sur l’écran d’en face. Les boutons de démarrage et d’arrêt doivent aussi être en bon état. Elle lance un regard sur les miroirs convexes suspendus dans la station pour avoir un panorama de la scène sur le quai afin de ne pas démarrer avant de s’assurer que tous les passagers, surtout ceux qui se déplacent sur des chaises roulantes, sont entrés dans les rames. Personne ne dérange donc la fermeture des portes.

« Dans un stage qui a duré quatre mois, nous avons eu une formation pour acquérir l’expérience nécessaire de conduire ce géant véhicule et aussi pour pouvoir résoudre les problèmes techniques qui peuvent surgir durant le trajet. On a étudié les différentes parties du métro. Mais avant ce stage, on a dû aussi effectuer une rencontre personnelle. Lors de l’interview, nous devrions trouver des solutions à des situations difficiles et apprendre à les gérer. Nous avons également passé des tests de QI (Quotient Intellectuel) et de stabilité émotionnelle ». Et d’ajouter : « Durant la formation, il y avait un examen chaque semaine. Ces examens étaient un moyen pour sélectionner les femmes capables de remplir cette tâche. Il fallait attendre jusqu’à la fin de ces tests théoriques et pratiques pour savoir si nous sommes finalement admises comme conductrices », indique Suzanne Ahmed. Elle note que durant cette formation, il y avait des sessions qui commençaient de bonne heure, vers 8h, avec des ingénieurs qui leur expliquaient sur des maquettes du métro, tout en indiquant le rôle du conducteur en cas de panne et les limites dans lesquelles il peut intervenir.


Les conductrices ont fait un stage de formation de quatre mois avant de commencer leur carrière. (Photo : Mostafa Emeira)

En fait, la société française responsable de l’exploitation, de la gestion et de la maintenance de la troisième ligne du métro avait déjà embauché des conductrices en Algérie et en Tunisie. Cette expérience prometteuse qui a vu le jour dans ces deux pays arabes l’a encouragée à ouvrir la porte aux femmes égyptiennes. Il s’agit, selon elle, d’une opportunité pour les femmes afin de prouver leur compétence et montrer qu’elles sont dignes de cette égalité de chance. La société a donc fait une annonce invitant les femmes à déposer leurs candidatures. « C’était mon mari qui m’avait annoncé la nouvelle. Il était surpris mais il n’était pas contre. Je lui ai fait comprendre que j’allais suivre les démarches, et si quelque chose me paraît étrange, je me retirerai en silence », explique Hend Omar, qui était institutrice de mathématiques dans le cycle primaire.

Mais pour cette femme accoutumée à résoudre les problèmes difficiles, l’aventure l’appelait, surtout que le métier d’enseignante n’était pas son ultime rêve. Elle décide donc de changer de cap. Hend Omar est aujourd’hui fière d’être parmi la première promotion de conductrices de métro. « J’adore toute nouveauté. Cette carrière est un peu étrange dans notre société, surtout qu’elle n’est pas accessible à tout le monde. C’est un travail qui n’est pas traditionnel », commente-t-elle. Et bien qu’il s’agisse d’un travail hors norme, les familles de ces nouvelles conductrices ont été un catalyseur en parrainant leur ambition. Pendant la période de la formation, Hend Omar dit que son mari et sa mère l’ont encouragée. Le soutien familial et psychologique lui a été nécessaire pour résister, supporter les pressions et les difficultés jusqu’au bout, afin de rejoindre l’équipe de travail. Elle devrait se réveiller très tôt pour être à l’heure sur les rails. « De 1h à 4h du matin, après la fermeture du métro au public, nous avons eu la chance d’assister à des cours pratiques. On a eu l’opportunité de conduire et de rouler sur les rails quatre heures par jour durant la période de l’entraînement », décrit-elle.


Deux conductrices qui vont ouvrir la porte à la gent féminine pour se mettre au volant. (Photo : Mostafa Emeira)

Pour sa part, Suzanne avoue qu’au début de la formation, son père avait un préjugé que la femme est susceptible d’être victime de panique plus vite que l’homme, et que cela pourrait l’empêcher d’agir comme il faut. Il avait peur que sa fille échoue donc à assumer cette lourde responsabilité. « Pour rassurer mon père, j’ai dû lui expliquer que conduire un métro est un savoir-faire. Il faut savoir qu’il s’agit d’un système ponctuel qui ne laisse aucun détail au hasard. Une chose que l’on a apprise au cours des stages de formation ».

Les difficultés du métier

Suzanne Ahmed et Hend Omar sont devenues aujourd’hui des amies intimes, mais chacune a son point de vue concernant le choix de carrière, nouvelle pour la gente féminine. Suzanne Ahmed pense que conduire le métro est plus facile que conduire une voiture. « Les sources de danger pour un conducteur dans la rue sont variées: un camion qui brûle le feu rouge, un piéton qui décide de traverser la rue tout d’un coup, une voiture qui roule à toute allure dépassant les limites de la vitesse prescrite, etc. Et ce, sans compter les fautes commises par les autres qui ne peuvent pas être toujours évitées », explique Suzanne Ahmed qui conduit sa voiture depuis 2017. Par contre, au métro, toujours selon elle, il suffit de suivre correctement les instructions et aussi être attentive aux signalisations qui annoncent que le chemin est ouvert ou qu’il faut s’arrêter à un certain moment.

Hend Omar a un autre motif de faire cette carrière. Pour elle, il s’agit d’un véritable défi. « Le fait de transporter ces milliers de personnes provenant des quatre coins de la ville et aussi qui appartiennent à des niveaux sociaux et culturels très variés n’est pas une chose facile. Une aventure quotidienne que j’aime bien ».

Mais cette carrière n’est pas souvent un chemin de roses. Les accidents qui pourraient y survenir ne passent pas inaperçus. Durant trois mois de travail, il est vrai qu’elles n’ont pas rencontré grand-chose, à l’exception d’un chat qui s’est glissé entre les rails. La conductrice est particulièrement soucieuse d’éviter tout accident impliquant un être vivant. D’autant plus que les quais du métro en Egypte ne sont pas encore munis de vitres qui empêchent les gens de se jeter sur les rails (en cas de suicide).

Les horaires de travail du métro leur posent parfois des problèmes. « Au premier jour du petit Baïram, ma famille était partie en vacances en dehors du Caire. J’ai dû sacrifier ce jour férié et aller travailler ce premier jour de la fête, où les stations du métro connaissent une grande affluence inhabituelle dans les autres jours », précise Hend Omar. Pendant ce jour, elle a été obligée de répéter l’ordre de fermeture des portes, afin d’éviter tout accident, car la bousculade a été incontrôlable.

Et ce n’est pas tout. La réaction des gens à l’égard des conductrices a été aussi variée. Certains ont été un peu agressifs, d’autres ont bien apprécié l’idée alors qu’un troisième groupe nous a lancé des commentaires ironiques. « Dans l’une des stations, un passager s’est approché de la cabine pour me montrer sa colère et qu’il n’avait pas confiance en moi », se souvient Suzanne Ahmed. Une situation pareille ne lui a jamais perturbé sa confiance en soi. Au contraire, elle persiste pour dire qu’elle est à la hauteur de cette carrière. Sur la toile, elles trouvent beaucoup de commentaires sarcastiques dont certains s’interrogent sur la capacité de la femme à conduire le métro, à l’exemple de celui qui a posé la question de cette manière: Est-ce que les femmes savent déjà conduire la voiture pour qu’elles conduisent le métro : Vous devez être à la cuisine ou encore bien se soucier d’une offre de mariage au lieu de monter au volant.

Mais il ne faut pas non plus oublier qu’il existe de nombreuses personnes qui, tout en avouant leur inquiétude au départ, sont venues, à leur descente du métro, les saluer, les remercier et leur souhaiter bonne continuation.

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