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Thierno Ibrahima DIA : La toile nous a permis de constituer, dès 2004, une base de données unique au monde

Hala El Mawy , Mercredi, 22 juin 2022

Entretien avec Thierno Ibrahima DIA, chercheur sénégalais en art et critique de cinéma qui enseigne depuis 1999 à l’Université de Bordeaux Montaigne. Il est le rédacteur en chef d’Africiné Magazine.

Thierno Ibrahima DIA

Al-Ahram Hebdo : Qu’en est-il aujourd’hui du pouvoir qu’on prêtait à la critique ? Est-elle toujours aussi valorisée aux yeux du spectateur ?

Thierno Ibrahima DIA : Pour cerner le pouvoir de la critique, il faut d’abord la définir. Il s’agit d’un acte de médiation entre l’oeuvre et le spectateur. Le pouvoir du critique repose donc sur l’accès à l’oeuvre et l’accès au spectateur. L’Empire des sens réalisé par Nagisa Oshima (1976, Japon- France) a été étrillé par la critique japonaise, censuré, avec même un procès devant les tribunaux jusqu’en 1978. Porté au pinacle par la critique française, le film a été réévalué dans son pays d’origine. Si le pouvoir de la critique protège et promeut (surtout des films fragiles par leur sujet ou leur origine), il peut aussi nuire. Un film ignoré, c’est-àdire pas médiatisé (sans même être dévalué ou négativement accueilli) peut rater son parcours en salles.

Néanmoins, il faut nuancer. Des critiques négatives peuvent avoir un effet … positif. Il arrive qu’un film fasse un carton, alors qu’il est boudé par la presse et que le public le porte aux nues. Par exemple, La Première étoile de Lucien Jean-Baptiste (Martinique, 2009) a fait plus de 1,5 million d’entrées en France, sans grande exposition médiatique, juste par le bouche-à-oreille. Il s’agissait d’une comédie à propos d’une famille antillaise qui va au ski.

— Internet, ce nouveau médium, soulève différentes questions. Le rôle de la critique reste-t-il le même ? Faut-il écrire en respectant les mêmes codes ?

— La critique est d’abord un travail journalistique, donc elle est la même (en termes de rigueur) qu’elle soit imprimée ou digitale. Il faut accepter qu’il y ait de mauvais journalistes (sur Internet ou pas). La plupart des rédacteurs à Africiné Magazine ont leur carte de presse. Ce n’est pas forcément la même écriture, car le net autorise de ne pas avoir de limite d’espace, même si un papier fait en moyenne une page à une page et demie. Le net permet surtout d’intégrer plus largement des images, des vidéos et des liens.

Quant à la crédibilité, tout dépend de la ligne éditoriale de chaque média. Beaucoup font la course aux clics, aux « like » (j’aime). Fournir une information juste et vérifiée, sans chercher le buzz, est notre credo à Africiné. Nous faisons de l’investigation (quand un film est censuré), avec des techniques permises par le net (avoir la copie d’une notification qui n’a pas été rendue publique) et une rapidité de publication. Par exemple, on a rendu public L’Affaire Chebaya, un crime d’Etat ? (Thierry Michel, 2012, documentaire, Belgique), après sa censure. Les détenteurs des films ou les professionnels du cinéma, au sens plus large, ainsi que les spectateurs peuvent juger de la qualité de la critique.

La crédibilité permet, quand on défend un film, d’être pris au sérieux. Le festival Continent Afrique 2022 (Pau, France) vient d’offrir une carte blanche à Africiné (nous avons programmé 7 films sur les 13 de cette 28 édition, tenue en février dernier). C’est une reconnaissance quant à notre travail.

— Mais plusieurs parlent aujourd’hui de la mort de la profession de critique de cinéma, surtout que la presse papier est en perte de vitesse et que tout se joue désormais sur la toile. Le métier est-il en danger ?

— Le net n’est ni l’ennemi du papier, ni celui des autres médias d’ailleurs. Tous se complètent. Chaque bouleversement technologique crée des inquiétudes. On disait que la télé allait tuer le cinéma. Or, il est toujours là. Il y a toujours des festivals, des salles de cinéma et des streamings en ligne.

Cette synergie multiforme permet une plus grande visibilité des films fragiles (comme les films africains). Cela renforce la légitimité des critiques africains quant au fait d’aborder ces films, sans les clichés habituels des critiques étrangers, européens ou américains.

La toile nous a permis de constituer, dès 2004, une base de données unique au monde, avec plus de 20 700 films africains ou sur l’Afrique, en partenariat avec Africultures, et d’autres. Des laboratoires (Eclair, France), des festivals, des cinéastes, des techniciens, des acteurs, des internautes nous disent combien Africiné leur est utile, c’est l’une de nos plus grandes récompenses. L’autre victoire est de rendre visibles le continent africain et ses diasporas, avec toutes ses diversités ; qu’une Algérienne, un Sud-Africain, qu’une Egyptienne prennent ensemble conscience qu’ils sont africains, qu’il soit noir, arabe, berbère, blanc, métisse ou d’autres origines.

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