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Un début politique plein de coups de coeur

Yasser Moheb , Mercredi, 25 mai 2022

Le Festival de Cannes a débuté sa 75e édition. Coup de projecteur sur une cuvée riche en thèmes et en expériences cinématographiques parfois inédites.

Un début politique plein de coups de coeur
Les Harkis de Philippe Faucon.

C’est parti ! C’est bien Cannes, avec tous ses détails. Le tapis rouge, les prestigieuses marches vers le palais des festivals, le soleil qui rougit les fronts, les robes des grands couturiers et les bijoux scintillant autour des cous des belles stars. Le festival de cinéma qui s’est lancé avec les promesses de sa direction de présenter des oeuvres sélectives, pas loin du contexte politique qui nous entoure, a jusqu’à lors tenu ses promesses. Malgré quelques teintes de fantastique, la réalité n’est jamais loin dans les films de cette première semaine du festival.

La sélection officielle de cette 75e cuvée cannoise a commencé sur une note de vigueur, avec plusieurs films présentant des idées tant innovatrices que bouleversantes, mais surtout au fond politique. Une panoplie de fictions et d’idées portant le goût purement politique ou patriotique se poursuivaient sur l’écran cannois, donnant la voie libre au 7e art pour exprimer et refléter les différents maux humains partout dans le monde.

Dès son coup d’envoi, et à la surprise de tous, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, est intervenu lors de la cérémonie d’ouverture du festival. Son apparition a suscité les murmures dans la salle et une ovation du public. « Il nous faut un nouveau Chaplin qui prouvera que le cinéma n’est pas muet » face à la guerre en Ukraine, a déclaré le président ukrainien, intervenant depuis Kiev dans un message vidéo lors de la soirée d’ouverture. « Je suis persuadé que le dictateur va perdre », a-t-il conclu face au gratin du cinéma mondial, en référence au président russe et au film de Charlie Chaplin, qu’il a plusieurs fois cité.

D’ailleurs, en présentant, au premier jour de la compétition, le film La Femme de Tchaïkovski du cinéaste critique du régime russe Kirill Serebrennikov, qui a été ovationné par le public durant de longues minutes, le festival entendait envoyer clairement un signal fort contre l’invasion russe de l’Ukraine.


La Nuit.

Tom Cruise s’invite en hélicoptère

A quelques heures d’intervalle, l’arrivée de la star Tom Cruise en hélicoptère a créé l’émoi. Le 75e Festival de Cannes a déroulé le tapis rouge pour Cruise tandis que des avions de chasse français rugissaient au-dessus en diffusant des traînées de fumée rouges, blanches et bleues. Une fois de plus, le festival et Hollywood s’étaient associés pour affirmer leurs valeurs communes, pour conserver le cinéma, coûte que coûte, tout en livrant un spectacle militariste qui est instantanément devenu une nouvelle mondiale. Le message était assourdissant et stratégiquement pertinent: après quelques années difficiles, Cruise était de retour en force et Cannes aussi. La star hollywoodienne no1 était au festival pour une projection spéciale de Top Gun : Maverick, la suite de son succès de 1986. « Bienvenue à la magie ! », comme l’a dit Cruise dans Mission Impossible, l’un des films présentés dans un vidéo hommage à la star le soir de sa première. En plus de 13 minutes, cette bobine de temps forts a rebondi sur la carrière longue de plusieurs décennies de Cruise.


EO.

Le passé colonial comme grand thème

C’est l’un des grands thèmes de cette 75e édition du Festival: le passé colonial de la France. Le sujet délicat de la colonisation française s’invite sur la Croisette, dès le début du festival, à travers deux films, projetés en avant-première. Le premier : Tirailleurs, réalisé par Mathieu Vadepied, et avec Omar Sy comme héros principal, aborde le sort des soldats africains enrôlés dans l’armée française lors de la Première Guerre mondiale. Présenté en ouverture de la section Un Certain regard, le film a été longuement ovationné.

Durant la Grande Guerre, plus de 200000 soldats d’Afrique subsaharienne issus des colonies françaises, fréquemment appelés « Tirailleurs sénégalais », ont été envoyés au front, aux côtés des dirigeants en métropole. Alors que 30000 d’entre eux étaient morts au combat, nombre de survivants sont revenus blessés ou boiteux, sans jamais obtenir de reconnaissance de la France.

Le second film n’est que Les Harkis, nouveau film d’auteur de Philippe Faucon. Cette oeuvre raconte pour sa part l’abandon des Algériens qui se sont battus pour la France contre le Front de Libération Nationale (FLN) durant la guerre d’Algérie entre 1954 et 1962.

Loin des leçons de morale qui mènent parfois à exalter la guerre, Tirailleurs et Les Harkis cherchent l’authenticité de récits rédigés dans une époque douloureuse. Leurs deux réalisateurs espèrent ainsi susciter le débat et contribuer à modifier le regard sur ces pages de l’Histoire, toujours difficiles à tourner.


Tirailleurs de Vadepied.

L’âne polonais rafraîchit la Croisette !

Jusque-là, la compétition officielle démarrait plutôt sereine. Une aventure assez lente sur les Alpes, celle du film Les Huit Montagnes, de Charlotte Vandermeersch et Felix Van Groeningen, un pamphlet contre toutes discriminations et pour les droits des minorités dans Armageddon Time, de James Gray, ou des chroniques familiales dont le déchirement constitue le tournant principal, dans Frère et soeur, d’Arnaud Desplechin. Mais, il fallait attendre jusqu’à la projection du film polonais EO, de Jerzy Skolimowski, pour avoir l’une des idées les plus originales et les plus prenantes de ce 75e cru, puisque le pilier du cinéma polonais, Skolimowski, 84 ans, met le monde animal à l’honneur sur la Croisette, avec la grande star française Isabelle Huppert au casting.

En polonais, EO signifie « Hi-han », C’est le nom que des humains ont donné à un âne (comme Miaou pour un chat!). Avec ses grandes oreilles et son pelage gris, l’âne de Skolimowski était parmi les phénomènes sinon les stars des débuts de cette cuvée cannoise, surtout avec sa photo brandie par un membre de l’équipe du film tout au long de l’ovation qui a suivi la projection du film. Cet animal est le héros de ce poème visuel d’une grande liberté, puisqu’il s’agit de l’histoire d’un âne chassé d’un cirque puis mené de droite à gauche, jusqu’à ce qu’il devient le témoin du monde et de l’humanité. Victime héroïque, l’âne endure les souffrances que lui imposent les hommes, et la bête se transforme en révélateur de leurs vices, de leur brutalité, de leur âpreté !

Cherchez la femme, mais avant tout ses droits !

Côté de l’audace stylistique, on la doit à Dominik Moll pour son grand retour à Cannes, 17 ans après Lemming, avec son nouveau film La Nuit du 12, présenté dans la section Cannes Première. Il en faut en effet pour oser placer au tout début de son film un carton qui nous révèle sa fin ! A savoir que l’enquête sur la mort d’une jeune femme brûlée vive par un incendiaire ne sera pas résolue.

L’un des beaux films de cette première semaine, La Nuit du 12 transcende le résultat de cette enquête pour traiter plus raisonnablement la question des violences faites aux femmes, ainsi que pour montrer en quoi le fait que les investigations sur ces « féminicides » soient menées par des policiers majoritairement masculins, influe sur les interrogatoires et donc le résultat de l’enquête lui-même. Ensuite, parce que même si on en connaît donc l’issue, La Nuit du 12 avance sur le plan des événements fictifs avec une tension et du suspense fort attrayant, ce qui ne cesse de nous faire croire qu’on a mal lu le panneau initial.

Bref, un début donc assez vif, avec un certain goût cinéphile, politique, humain et engagé, mais qui pourrait nous révéler encore plus de temps forts.

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