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Méditerranée Orientale : La Turquie dans l’impasse

Aliaa Al-Korachi, Mardi, 18 août 2020

Isolée en Méditerranée orientale, la Turquie manoeuvre entre escalade et désescalade. La démarcation des frontières maritimes entre l’Egypte et la Grèce a créé une nouvelle réalité juridique et géopolitique freinant définitivement toute convoitise turque.

Méditerranée Orientale : La Turquie dans l’impasse

Ankara « menace la paix » en Méditerranée orientale. « Nous appelons la Turquie à quitter sans délai le plateau continental grec. Nous n’allons pas accepter le fait accompli », a prévenu Nikos Dendias, ministre grec des Affaires étrangères. Le 10 août, un nouvel épisode dans l’escalade en Méditerranée a commencé, lorsque la Turquie a envoyé l’Oruç Reis, son navire d’exploration sismique, pour rechercher de potentiels gisements dans la Zone Economique Exclusive (ZEE) grecque, près de l’île de Kastellorizo. Ce navire, accompagné de différents bâtiments de guerre, a été déployé entre Chypre et l’île grecque de Crète. La militarisation en Méditerranée s’intensifie. Athènes a placé ses troupes en état d’alerte. Et la France, de son côté, a envoyé deux chasseurs Rafale et deux navires de guerre pour soutenir la Grèce face à la Turquie. Lors d’une réunion extraordinaire des ministres des Affaires étrangères de l’Union Européenne (UE), à la demande de la Grèce, le 15 août, les Etats membres ont convenu de préparer des mesures de riposte en réponse aux agissements turques en Méditerranée. « Les récentes mobilisations navales de la Turquie conduiraient à un plus grand antagonisme et méfiance », a averti le haut représentant de l’UE, Josep Borrell. Faisant fi des appels de l’UE, la Turquie a annoncé le prolongement de la durée de ses recherches jusqu’à 19 septembre.

En effet, depuis 2017, les tensions entre Athènes et Ankara concernant les délimitations de leurs frontières sont fréquentes. Cette fois-ci, le président turc Recep Tayyip Erdogan a annoncé que son pays avait repris ses activités de forage suspendues en juillet, à la demande de l’Allemagne, en réponse à la signature de l’accord de la démarcation des frontières maritimes le 6 août entre l’Egypte et la Grèce et la création d’une zone économique exclusive entre eux dans la Méditerranée.

Cet accord, résultat de 13 cycles de négociations bilatérales, « va permettre à l’Egypte et à la Grèce d’aller de l’avant en maximisant l’utilisation des ressources disponibles dans la ZEE, en particulier les réserves prometteuses de pétrole et de gaz », a déclaré Sameh Choukri, après la signature de l’accord au Caire. Pour sa part, Dendias a qualifié cet événement de « journée historique », soulignant que cet accord respecte toutes les lois applicables du droit international ainsi que les droits maritimes des pays voisins. La délimitation de la zone économique égypto-grecque est « l’opposé absolu du protocole d’accord illégal, nul et juridiquement infondé » entre Ankara et le Gouvernement d’union nationale (GNA), qui « a pris fin là où il appartenait depuis le début : dans la poubelle », a déclaré Dendias. Ce protocole signé en novembre 2019 a été rejeté par l’Egypte, Chypre et la Grèce, qui y voient une violation de leurs droits économiques.

L’accord égypto-grec : une ligne rouge

« La ZEE égypto-grecque a créé une rupture géographique entre la Turquie et les côtes libyennes. Il s’agit de la deuxième ligne rouge dessinée par Le Caire en Méditerranée, après celle de Syrte-Jufra en Libye », explique Medhat Youssef, ancien vice-président de l’Autorité générale égyptienne du pétrole, avant d’ajouter : « La signature de cet accord a créé une nouvelle réalité juridique et géopolitique freinant définitivement le plan d’expansion d’Ankara en Méditerranée ».

Face à cette nouvelle donne, Ankara est dans l’impasse. La géographie ne joue pas en faveur de la Turquie. Les vastes gisements gaziers en Méditerranée orientale ont suscité sa convoitise. Selon les estimations de l’US Geological Survey en 2010, cette zone recèlerait des réserves estimées à environ 345 billions de pieds cubes de gaz et environ 3,4 milliards de barils de réserves de pétrole. La Turquie, qui produit moins de 10 % de ses besoins en pétrole et gaz, cherche depuis des années à répondre à ses besoins énergétiques en hausse. Ainsi, les provocations turques ne s’arrêtent pas. La Turquie a annoncé en mai 2020 un programme de forage dans sa nouvelle ZEE autoproclamée, en particulier à proximité des îles grecques de Rhodes et de Crète, pour lesquelles Ankara dénie toute continuité au niveau du plateau continental. En plus, l’avertissement maritime émis par Ankara sur la mise en oeuvre par un navire sismique turc en Méditerranée, du 21 juillet au 2 août, a été contesté par l’Egypte du fait de l’emboîtement du point N°8 avec la propre Zone économique de l’Egypte en Méditerranée, a déclaré le porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Ahmad Hafez. « Cette mesure constitue une violation contre les droits souverains de l’Egypte. Le Caire ne reconnaît pas tout résultat et toute conséquence découlant d’une action dans cette zone d’interférence », a souligné le porte-parole, dans un communiqué.

Contrer la Turquie par la loi

En fait, cette stratégie turque est guidée par sa doctrine nommée la « patrie bleue ». Celle-ci a été dévoilée par le chef d’état-major de la Marine, Cihat Yayci, pour la première fois en juin 2006 lors d’un séminaire au centre de commandement des forces navales turques. Selon cette doctrine, la Turquie doit défendre avec ardeur ses frontières maritimes en mer Noire, en mer Egée et en Méditerranée orientale pour devenir un hub énergétique régional. C’est pourquoi, comme l’explique Dalal Mahmoud, experte dans les affaires régionales, la Turquie a fait tout pour imposer un fait accompli aux pays de la Méditerranée orientale, afin de les empêcher d’exploiter ses découvertes en gaz. « La délimitation de la prétendue zone économique turque avec la Libye avait comme objectif d’empêcher, d’une part, les pays producteurs, Israël et Chypre, de mettre en place le gazoduc EastMed pour transporter le gaz de leurs zones de production vers la Grèce, et puis vers l’Europe. Et d’empêcher, d’autre part, l’Egypte d’étendre les lignes d’interconnexion électrique avec la Grèce, et de là vers l’Europe sans passer par la zone économique turque », explique Dalal Mahmoud. C’est pourquoi, ajoute-t-elle, la Grèce et l’Egypte ont accéléré la démarcation de leurs frontières maritimes « comme une démarche proactive pour protéger leurs intérêts ». Selon Dalal Mahmoud, les pays riverains de la Méditerranée ont décidé de faire face aux chantages turcs par la loi.

Dans une véritable bataille maritime diplomatique, la question des eaux territoriales a été réglée entre ces pays à travers la conclusion de plusieurs accords de délimitation bilatéraux : Egypte et Chypre en 2003, Chypre et Liban en 2007, Chypre et Israël en 2010 et, plus récemment, Italie et Grèce en 2020. La création du Forum de la Méditerranée orientale, en janvier 2019, était une autre « défaite stratégique » pour Ankara, selon Youssef.

L’Egypte et les pays membres du Forum étudient actuellement les procédures de le transformer en une organisation internationale, afin d’augmenter les champs de coopération entre eux et de leur permettre de tirer le maximum profit des ressources énergétiques abondantes dans cette région. Aujourd’hui, en Méditerranée, Ankara est seule contre tous.

Ankara tergiverse

Pied au mur, la Turquie menace quand même. Les « sanctions et les menaces » ne dissuaderont pas la Turquie de mener des recherches énergétiques dans la Méditerranée orientale, a prévenu Erdogan. Se dirige-t-on donc vers un conflit entre la Turquie et la Grèce ? Une étude publiée par le Centre égyptien des études stratégiques (ECSS) intitulé « Militarisation défensive : La Turquie recule-t-elle face au blocus européen en Méditerranée orientale ? », indique que le déploiement militaire européen en Méditerranée orientale prend progressivement la forme du modèle de « blocus opposé » à la militarisation turque accrue dans cette région sous prétexte d’avoir le droit d’explorer du gaz conformément à l’accord signé par le GNA. Ces allégations turques sont catégoriquement réfutées par les principales puissances européennes, qui accusent « Ankara d’adopter un comportement illégal et hostile aux politiques de l’OTAN et de l’UE ». Ainsi, la France, qui a renforcé sa présence militaire comme mesure préventive avant tout dialogue avec la Turquie, a lancé en parallèle des exercices militaires conjoints franco-grecs le 13 août, en forme de démonstration de force. Ce déploiement français a été précédé de manoeuvres militaires gréco-américaines, auxquelles se sont jointes la France et l’Italie, effectuées en juillet, en réponse à l’annonce de la Turquie de l’exploration gazière dans la même région avant que l’Allemagne n’intervienne et ne réussisse à apaiser temporairement la tension gréco-turque.

Face à cette « militarisation opposée », Erdogan manoeuvre entre escalade et désescalade : Ankara intensifie sa présence militaire au moment où elle annonce que « la solution en Méditerranée passe par le dialogue et les négociations ». Ankara est bien consciente qu’elle ne pourra pas imposer ses plans par la voie militaire, en particulier dans les nouvelles zones maritimes acquises en vertu du protocole illégal de délimitation maritime avec le GNA « sans risquer un conflit militaire plus large avec certains pays de la Méditerranée orientale comme la Grèce, un pays membre de l’OTAN et de l’UE », conclut Dalal.

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