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Dr Abdelkarim Taferguennit : Le plus à craindre est un saut vers l’inconnu

Abir Taleb, Mardi, 19 mars 2019

Dr Abdelkarim Taferguennit, académicien et analyste politique algérien, décrypte la situation politique actuelle en Algérie. Il estime nécessaire l’instauration d’un dialogue entre toutes les parties, rue, pouvoir et opposition, pour éviter tout dérapage dangereux.

Dr Abdelkarim Taferguennit

Al-Ahram Hebdo : Avec ce nou­veau vendredi de mobilisation, sommes-nous face à un mou­vement qui n’est pas près de fléchir ou, au contraire, les manifesta­tions vont-elles baisser d’intensité dans la période à venir ?

Dr Abdelkarim Taferguennit : Il semble que la contestation se durcit un peu plus à chaque manifestation. Nous sommes face à un effet boule de neige. Ce qui est remar­quable, c’est qu’à chaque fois, les manifes­tants placent la barre de leurs revendica­tions plus haut. Lors des deux premiers vendredis de manifestations, le 22 février et le 1er mars, les manifestants s’opposaient à un 5e mandat du président Abdelaziz Bouteflika, puis ils ont réclamé le départ d’Ahmed Ouyahia (premier ministre démissionnaire) et de son gouvernement, ainsi que celui de certaines figures. Ensuite, après que le président eut annoncé que les élections seraient reportées et qu’il ne bri­guerait pas un 5e mandat, vendredi 15 mars, les réclamations des manifestants sont allées plus loin : ils disent désormais refuser le prolongement du 4e mandat. Ils demandent aujourd’hui le départ du régime dans sa totalité. Vu cette recrudescence, je ne pense pas que l’intensité du mouvement va baisser à moins que les revendications soient prises en considération.

— Le peuple dit « non » au système dans sa totalité, l’opposition ne semble pas être en mesure de rassembler les masses et ne présente pas de réelle alter­native, on se trouve donc face à un mou­vement sans leadership politique. Cela ne représente-t-il pas un risque ou un saut vers l’inconnu ?

— Tout à fait. Le peuple ne veut plus du régime. Les partis d’opposition ne sont pas les bienvenus dans la rue et font office de spectateur tout en essayant de rattraper le mouvement. En Algérie, l’opposition est faible, elle est loin — ou a été éloi­gnée — de la vie politique. Et ce, à cause de plusieurs raisons. Il y a les pressions qu’elle subit de la part du régime. Mais il y a aussi les divisions internes qui minent ces partis et qui ont conduit dans certains cas à des fractionnements en leur sein. On a vu alors la naissance de beaucoup de petits partis. La faiblesse des partis d’opposition s’explique aussi par leur fonctionnement interne : ce sont toujours les mêmes leaders qui décident et ils ne donnent pas l’occa­sion à d’autres de prendre la relève. Le résultat est que plus du tiers des partis d’opposition, une soixantaine en tout, sont des partis « microscopiques » n’ayant que peu de membres ou de partisans. Ils n’ont donc pas d’assise populaire.

Avec l’ensemble de ces facteurs, l’oppo­sition est devenue fragile, incapable de rassembler les masses. Ainsi, la majorité d’entre elle a perdu la confiance du peuple, du moins d’une grande partie des Algériens. On l’a d’ailleurs vu dans les manifesta­tions, où les figures de l’opposi­tion — qu’elles soient laïques ou islamistes ou autre — n’étaient pas les bienvenues. Dans le même temps, les partis d’opposi­tion ne sont pas parvenus à trouver un moyen de revenir sur la scène politique.

Le plus à craindre est un saut vers l’inconnu

Quant au peuple qui descend dans la rue, ce sont des gens ordinaires, pas forcément très politisés. Mais c’est tout de même un mouvement qui rassemble toutes les sphères de la société : des jeunes en majo­rité, mais aussi des activistes, des étudiants, des professeurs universitaires, des avocats, des juges et des chômeurs. Donc, il est difficile d’avoir un leadership avec ce genre de mouvements issu du peuple sans cadre politique. C’est le cas aussi des « gilets jaunes » en France par exemple. En revanche, dans d’autres cas, comme en Tunisie, il a été possible de trouver un encadrement. Aujourd’hui, il y a un débat ici en Algérie parmi les manifestants sur la possibilité de choisir des représentants pour qu’ils dialoguent avec le pouvoir.

— L’Algérie est sans doute entrée dans une période transitoire. Cette transition s’inscrit-elle, selon vous, dans la conti­nuité ou bien est-ce un vrai tournant ?

— Le pouvoir parle d’une période de transition d’un an maximum, au cours de laquelle une conférence nationale sera organisée, la Constitution révisée et une présidentielle organisée. Mais cette feuille de route ne plaît pas aux manifestants qui ont refusé que la transition soit gérée par les anciennes figures du régime, surtout après la nomination de Noureddine Bedoui au poste de premier ministre et de Ramtane Lamamra à celui de vice-premier ministre, un poste jusqu’ici inexistant. De son côté, le diplomate de renom Lakhdar Brahimi, un proche de Abdelaziz Bouteflika, tente de trouver un terrain d’entente et de jeter les bases de la conférence nationale, d’y rassembler des jeunes qui participent au mouvement et des personnalités proches de ce mouvement. Quant aux partis d’opposi­tion, ils essaient de parvenir à une sorte de plateforme, une solution intermédiaire. L’important est de trouver une porte de sortie à la crise, de créer un dialogue entre toutes les parties, pouvoir, opposition et rue car le plus à craindre est un saut vers l’in­connu, un virage dangereux.

— Pour le moment donc, il semble que le régime veuille gérer la transition à sa manière. Comment peut-il le faire tout en satisfaisant la rue ?

— C’est vrai, il est clair que le pouvoir veut gérer cette période et son argument est d’éviter qu’on se retrouve face à un vide institutionnel ou que le mouvement prenne un tournant dangereux. Cependant, il existe une crise de confiance entre la rue et le pouvoir, et ce, pour plusieurs raisons : des promesses de changements non tenues, la corruption, les difficultés économiques (chômage et baisse du pouvoir d’achat), etc. Autant de facteurs qui font que les solutions proposées par le pouvoir ne pas­sent pas si facilement.

— Selon vous, quels sont les scénarios possibles au cours des prochaines semaines ?

— A mon avis, si le pouvoir fait quelques concessions et que la rue fait preuve de plus de souplesse, il est possible d’entamer un dialogue pour modifier la feuille de route de manière à ce qu’il y ait un calen­drier précis et court pour que la période de transition ne dépasse pas trois mois. C’est un scénario possible et souhaitable. Mais il en existe d’autres. Il se peut que le régime fasse preuve de plus d’ouverture et accepte d’autres initiatives, qu’elles émanent de la rue ou de l’opposition, afin de trouver un terrain d’entente et une issue qui satisfasse la majorité. Le 3e scénario, le plus risqué, est que le mouvement de contestation insiste sur le fait d'aller crescendo et que le régime insiste sur le fait d'imposer « sa » solution. On risque alors d’entrer dans une phase transitoire militaire.

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