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Yémen, le tournant

Abir Taleb, Mardi, 07 août 2018

Alors que la bataille de Hodeida est devenue le centre de gravité de la guerre au Yémen, le conflit se trouve à la croisée des chemins : tout en poussant à une accélération de l’activité diplomatique, cette bataille risque aussi d’engendrer un embrasement général.

Yémen, le tournant
L’avenir de la crise yéménite dépend de l’issue de la bataille de Hodeida. (Photo : AFP)

Le 6 septembre 2018. C’est la date retenue par l’envoyé spécial des Nations-Unies, Martin Griffiths, pour un sommet sur le Yémen qui devrait se tenir à Genève. Suite à une réunion du Conseil de sécurité consacrée au Yémen, tenue jeudi 3 août, Martin Griffiths a déclaré que l’Onu invitera les différentes parties au conflit au Yémen à entamer des pourparlers de paix le mois prochain et a exhorté les grandes puissances mondiales à soutenir ce nouvel effort de paix. Les deux parties ont répondu présent. Au lendemain de l’offre onusienne, le gouvernement du président yéménite Abd-Rabbo Mansour Hadi, reconnu par la communauté internationale, a annoncé sa participation à ces prochains pourparlers. « Nous n’avons pas d’objection à participer à ce genre de consultations et à nous rendre dans un pays neutre », a également déclaré, samedi 4 août à l’AFP, Salim El Mighlis, membre du bureau politique d’Ansarallah, la branche politique des rebelles houthis au Yémen.

Selon Dr Mona Soliman, chercheuse au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, « les discussions de Genève porteront sur quatre axes : prendre des mesures pour rétablir la confiance, mettre en place un cadre pour les négociations, ainsi que les deux dossiers majeurs de Hodeida et de la Banque Centrale ». Or, selon l’analyste, le médiateur semble ignorer une chose importante : les deux parties de la crise yéménite ne se reconnaissent mutuellement pas et insistent à trancher le conflit militairement.

Mais Martin Griffiths semble être prêt à tenter le tout pour le tout. « Ces consultations offriront, entre autres, aux différents acteurs l’opportunité de discuter du cadre des négociations, de mesures adéquates pour rétablir la confiance et de plans spécifiques pour faire avancer le processus », a dit M. Griffiths. Et d’ajouter qu’il « essayait toujours » de négocier un accord pour éviter un affrontement généralisé dans la ville de Hodeida, où se joue l’essentiel depuis deux mois. Car l’envoyé spécial de l’Onu craint que la situation actuelle à Hodeida puisse faire dérailler les efforts de paix. L’émissaire onusien a tout de même estimé qu’une « solution politique » était « possible » pour mettre un terme à ce conflit.

Un trop-plein d’optimisme ? Sans doute. Car la guerre au Yémen s’embrouille et se complexe. S’élargit et s’enchevêtre. D’un conflit tribal et confessionnel interne, on est passé à un conflit aux enjeux régionaux, mettant en confrontation les deux plus grandes puissances de la région, l’Iran et l’Arabie saoudite, puis à une crise impliquant directement ou indirectement d’autres acteurs internationaux. Et ce, pour plusieurs raisons. D’abord l’emplacement du Yémen sur le détroit de Bab Al-Mandab, à l’entrée de la mer Rouge, point de passage essentiel pour le commerce mondial. Ceci s’est cristallisé plus que jamais ces dernières semaines avec la bataille de Hodeida et avec les menaces sur le trafic mondial de pétrole (voir principal page 2). Ensuite, en raison des complexités régionales du conflit : celles-ci ont donné lieu à des inquiétudes internationales dues au rôle déstabilisateur de l’Iran, notamment à un moment où planent les craintes des conséquences du retrait américain de l’accord sur le nucléaire signé en 2015 entre les Iraniens et les Occidentaux. Des inquiétudes accentuées par un autre point non moins important : la lutte antiterroriste.

Car la guerre se mène sur deux fronts géopolitiques : contre les Houthis, instrumentalisés par Téhéran, et contre le terrorisme : Al-Qaëda dans la Péninsule Arabique (AQPA) qui s’installe dans les interstices du chaos yéménite et certains groupes djihadistes se revendiquant de Daech. Et enfin, en raison de la dimension humanitaire de ce conflit ravageur : le Yémen, c’est aujourd’hui « la pire crise humanitaire au monde » avec des millions de personnes au bord de la famine selon l’Onu, dont 11 millions d’enfants selon l’Unicef, une large épidémie de choléra, des infrastructures en ruine. Bref, un pays au bord du précipice qui vit de l’aide humanitaire et où quatre cinquièmes des biens de première nécessité acheminés transitent par le fameux port de Hodeida.

Confusion

Et c’est justement au port de Hodeida que tout se joue actuellement. Le 13 juin dernier, la coalition, dirigée par l’Arabie saoudite et qui combat les Houthis depuis mars 2015, a lancé une offensive pour reprendre cette ville stratégique contrôlée par les rebelles. Depuis, les informations tombent au compte-gouttes sur l’évolution de l’offensive autour de ce site stratégique sur la mer Rouge et la situation reste confuse. A l’exemple des raids du jeudi 2 août, qui ont touché des secteurs densément peuplés, dont un marché aux poissons et des zones entourant un hôpital, et au cours desquels une cinquantaine de personnes ont été tuées et plus de 170 blessées : les Houthis ont accusé la coalition d’avoir mené ces raids, Riyad les a attribuées aux rebelles. Pourtant, quelques jours plus tôt, le 31 juillet, les Houthis avaient unilatéralement offert aux forces de la coalition de suspendre les combats pendant deux semaines. Cette initiative intervenait une semaine après que l’Arabie saoudite eut suspendu ses convois pétroliers à travers le détroit de Bab Al-Mandab, en mer Rouge, suite à une attaque lancée par les combattants houthis contre deux pétroliers saoudiens. C’est du moins la version de la coalition ; les Houthis, eux, parlent d’une attaque contre un navire de combat saoudien … C’est dire la confusion qui règne.

En fait, Hodeida, c’est une question de vie ou de mort pour chacune des parties. Et les belligérants font monter la pression, chacun à sa manière. Du côté progouvernemental comme de celui de la rébellion, chacun est prêt à se battre jusqu’au bout pour la stratégique Hodeida. Selon de nombreux experts, l’Arabie saoudite, en jouant la carte du pétrole, espère susciter une intervention internationale dans le conflit, ou du moins augmenter la pression pour que la communauté internationale agisse d’une manière ou d’une autre contre les rebelles, ou plutôt contre leur principal soutien, l’Iran. Quant aux Houthis, ils profitent du fait qu’ils contrôlent ce port, mais aussi Sanaa, la capitale, et d’autres provinces. Et ne comptent pas céder facilement. Le président de leur Conseil politique suprême, Mehdi Hussein Al-Machat, aurait sollicité le président russe, Vladimir Poutine, en le priant de se servir de son influence internationale. C’est en tout cas ce qu’a indiqué l’agence Saba, laquelle ajoute que le responsable rebelle est convaincu que l’influence de la Russie pourrait contribuer à « mettre fin à l’agression et à lever le blocus ».

Et paradoxe

Chacun joue ses cartes donc. Pendant ce temps, l’envoyé spécial de l’Onu tente l’impossible. Dans l’immédiat, la mission de Martin Griffiths consiste à trouver un compromis entre les Houthis et la coalition autour de Hodeida. Les premiers refusent d’en céder la moindre parcelle, se disant prêts à se battre jusqu’au bout. La seconde exige un « retrait inconditionnel » des Houthis du port et de la ville attenante. La mission du diplomate est donc bien difficile. L’une des idées négociées par Martin Griffiths pour éviter le pire serait le passage de Hodeida sous la responsabilité des Nations-Unies, sans que l’on sache quelle force assurerait la sécurité des infrastructures. Mais même cette proposition se heurte à des obstacles : la coalition refuse tout compromis « boiteux » et veut que la totalité de la ville repasse sous la souveraineté du gouvernement légal.

« Jusqu’à présent, l’envoyé spécial onusien n’a pas réussi sa mission. Il n’a pas pu convaincre les responsables houthis qu’il a rencontrés durant sa dernière visite sur place, Abdelmalek Al-Houthi et Mehdi Al-Machat, de se retirer de Hodeida. En même temps, le ministre yéménite des Affaires étrangères, Khaled Al-Yamani, a mis comme condition préalable à toute discussion l’acceptation par les Houthis de remettre leurs armes lourdes et leurs missiles », explique Dr Mona Soliman. Tout ceci jette son ombre sur les futures négociations, même si les deux parties ont annoncé leur participation. Autre point important, selon la chercheuse, « l’acharnement saoudien à trancher la bataille militairement ». « Des sources au sein du gouvernement yéménite ont indiqué que la coalition est en train de préparer un plan militaire pour libérer la totalité de la ville, dont le port. Ce qui laisse prévoir une escalade dans les jours à venir », affirme Mona Soliman.

Une chose est sûre : ce qui se passe actuellement à Hodeida marquera un tournant décisif dans la guerre civile au Yémen. « L’avenir de la crise yéménite dépend de l’issue de cette bataille, dit-elle, Hodeida est devenue le centre de gravité de cette guerre ».

Or, on se trouve face à un paradoxe. D’un côté, le lancement de l’offensive contre ce port a accéléré l’activité diplomatique pour trouver une issue au conflit yéménite. Et certains analystes estiment que cette accélération, doublée de l’entrée en jeu de l’enjeu pétrolier, peut faire bouger les choses. De l’autre, les conditions d’une solution négociée ne semblent pas réunies, pas pour l’heure du moins. Et la bataille de Hodeida risque ainsi d’embraser et le Yémen et la région.

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