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Sinaï: La péninsule est libérée, pas ses habitants

Ahmed Eleiba Avec Ahmed Selim à Al-Arich, Mardi, 23 avril 2013

Dans les faits, la région est libérée depuis 31 ans. En réalité, ses habitants y vivent sous occupation, discriminés et accusés de tous les maux par les différents gouvernements. Depuis des décennies, son développement est au point mort sans que personne en connaisse la raison. La situation y est plus que jamais préoccupante.

La peninsule
(Photo: Abdel-Hamid Eid)

« Le train partait du Caire, passait par Zagazig et Ismaïliya, et traversait ensuite le Canal de Suez dans les pro­fondeurs de la péninsule du Sinaï, pour arri­ver enfin à Gaza où était ma caserne », se souvient l’expert militaire octogénaire, le général Talaat Mossallam. A l’époque, il était lieutenant dans l’armée égyptienne.

Les années passent et le général Mossallam regarde, plein d’amertume, par la fenêtre du train, le paysage du Sinaï, voyant de ses propres yeux la présence massive des forces britanniques qui ont obligé l’Egypte à y réduire son contingent en juin 1953.

Malgré la désertification et l’aridité du pay­sage, tous les indices portaient à croire que cette terre pouvait générer un essor et un déve­loppement durable, croit le militaire retraité. Il y avait déjà, comme il raconte, les prémices de cette renaissance.

Le barrage d’Al-Rawafeä dans la région d’Abou-Eigel, édifié déjà avant la révolution de 1952, et une ferme expérimentale à Al-Arich en faisaient partie. « Des traits mar­quants affirmaient notre appartenance à cette terre. Nous devions être prêts pour urbaniser cette terre ». Le général part pour des études en Union soviétique. Quand il rentre, le Sinaï est sous occupation israélienne depuis 1967.

« Les traits de la région avaient changé. Israël avait atteint le canal. Nous avons utili­sé, mes compagnons et moi, les rails du che­min de fer pour édifier la ligne de Bar-lev jusqu’au pont Kordofan. Le rêve qui nous caressait était que le train traverse de nou­veau cette région. Je parle du train du déve­loppement et non de celui des marchandises ».

1982, le Sinaï redevient égyptien

La guerre éclate en 1973 et l’Egypte récu­père la péninsule en 1982, à la suite des accords de paix. « Les plans étaient innom­brables et jusqu’à mon départ à la retraite, je posais d’incessantes questions au géné­ral Mounir Chach, ancien gouver­neur du Sinaï, sur ces plans de reconstruction: où sont-ils? Et pourquoi n’ont-ils pas vu le jour ? ». D’après Mossallam, son interlocuteur se contentait de préciser qu’il n’y avait aucune pression pour entraver le développement du Sinaï. « C’était pour dire implicitement que le traité de paix conclu avec Israël n’était pas un handicap ».

L’une des théories développées, sans aucun fondement documentaire du moins, est, en effet, que l’Egypte s’était engagée à ne pas développer la région pour éviter de menacer la sécurité d’Israël, lequel serait inquiet par une surpopulation à ses frontières sud. Mais la péninsule est faiblement militarisée depuis la conclusion des accords de Camp David.

Les accords permettent la présence de l’ar­mée égyptienne à l’ouest, mais le contrôle de l’est revient à la police et à une force multina­tionale de défense.

Cependant, personne n’est en mesure de répondre à la question qui s’impose à chaque fois qu’un événement pousse le Sinaï vers le devant de la scène: pourquoi les plans d’ur­banisation et de reconstruction n’ont-ils jamais été mis sur les rails? Y a-t-il un com­plot derrière cela? Le général n’a cessé d’interroger les hauts responsables, dont l’an­cien ministre du Développement à l’époque du premier ministre Atef Sedqi, qui avait proposé un plan de développement du Sinaï, vite disparu. « Le ministre qui était en charge du dossier m’a dit qu’il ignorait le pourquoi du retrait du projet ».

Un abandon de 3 décennies

L’expert militaire Adel Soleiman, qui a suivi un parcours similaire à celui de Mossallam en tant qu’officier des renseigne­ments militaires, n’est pas en mesure non plus d’apporter une réponse qui justifierait cet abandon du Sinaï pendant 3 décennies.

« La corruption rongeait l’ensemble du pays. Pourquoi le Sinaï ferait-il excep­tion ? », s’interroge Soleiman, qui dit avoir participé à l’élaboration de plans détaillés pour le développement du Sinaï. Et d’ajouter: « Des études et des dossiers qui auraient pu littéralement couvrir la superfi­cie du Sinaï s’ils avaient été étalés par terre ».

Et les problèmes se succèdent. « Au fil des années et sur fond de corruption, le Sinaï est devenu une terre fertile à toutes sortes d’or­ganisations », explique un expert militaire qui était chargé avec une équipe d’élaborer une plateforme sociale pour le développe­ment du Sinaï.

Ils sont restés plusieurs semaines sur place et ont trouvé convenable de créer des « vil­lages défensifs stratégiques pour intégrer le Sinaï dans la société égyptienne, tout en pré­servant sa spécificité tribale et ethnique. Mais rien n’a été mené ». Il se demande aussi: « Pourquoi les habitants du Sinaï n’accèdent pas aux facultés militaires et de police pour être eux-mêmes chargés de la sécurité de la région ? ».

Les anciens de l’armée estiment que leur institution avait entretenu une bonne et solide relation avec les bédouins contre l’occupa­tion britannique. Le général Soleiman affirme que les forces armées « ont de tout temps et continuent toujours d’estimer les efforts des Sinawis dans leur lutte contre l’ennemi ».

Mais tel n’est pas le cas de la police et des services de renseignements qui « traitent les bédouins comme des étrangers, alors que le pays a besoin d’eux dans cette région incon­tournable pour la sécurité nationale », pour­suit l’expert militaire.

Les explosions de Dahab et de Charm Al-Cheikh en 2005 aggravent les choses. Les renseignements ont présenté un plan détaillé de développement après deux ans de travail, mais la présidence l’a totalement ignoré et a préféré se fier aux rapports du ministère de l’Intérieur affirmant que les bédouins doivent être traités par la force.

Ce témoignage est celui du vice-président du service des renseignements, à l’époque Hossam Kheirallah. « Les habitants ont alors fait l’objet de violations des droits de l’homme. La présidence estimait que le plan des services secrets exigeait du temps alors que le ministère de l’Intérieur trancherait les problèmes liés au terrorisme, au trafic de drogue et d’individus vers Israël ». Mais ce qui s’est passé sur le terrain fut un épanouis­sement de ces activités illégales. Des membres de la police ont été impliqués dans ces activités suspectes et le trafic d’armes a augmenté.

Une région prête à exploser

Enjeu dans les guerres avec Israël, le Sinaï a toujours été une zone sensible, prête à exploser. Depuis la chute de Moubarak, cette péninsule en forme de triangle est en pleine ébullition, et sa porte est désormais ouverte aux contrebandiers, mais aussi aux djiha­distes. Avec le Printemps arabe, elle a pris un nouveau tournant: des armes lourdes d’ori­gine libyenne sont assemblées à Al-Arich, puis envoyées de l’autre côté de la frontière avec Gaza.

Dans des huttes modestes, un groupe de jeunes de la tribu Sawarka rencontré par l’Hebdo raconte combien le traitement sécu­ritaire était rigoureux et lâche. « On m’a arrêté. Les yeux bandés, ils m’ont transporté d’Al-Arich vers Le Caire. J’ai été torturé mais je n’ai jamais été l’objet d’enquête », raconte un jeune homme de 30 ans.

Il existe au Sinaï plus de 10 mouvements révolutionnaires. Certains existaient déjà avant la révolution et se sont opposés farou­chement à l’ancien régime. D’autres ont vu le jour après la révolution. Cependant, tous les mouvements révolutionnaires du Sinaï s’ac­cordent à dire que le régime actuel n’est qu’une copie conforme de l’ancien.

Le mouvement le plus influent est le Bouclier du Sinaï, qui a tenu des manifesta­tions cette semaine contre le régime de Morsi. Selon son fondateur, Mohamad Al-Ménéï, le mouvement a longuement appelé à la chute du régime de Moubarak et des dizaines de ses membres ont été incarcérés par les services de la Sûreté d’Etat. « Nos espérances étaient grandes avec le nouveau régime. Cependant, nous avons découvert qu’il était pire que l’ancien. Il essaie lui aussi par tous les moyens de marginaliser le Sinaï et ne répond pas aux revendications de ses habi­tants », déclare Al-Ménéï

La plus importante revendication était la libération des prisonniers politiques incarcérés par l’ancien régime, mais la politique de persécution des habitants du Sinaï n’a pas changé, et les promesses du président Morsi d’accorder la grâce aux prisonniers politiques restent lettre morte.

L’activiste du Bouclier du Sinaï, Mohamad Sworka, déclare que le chapitre des diffamations contre les Sinawis a commencé avec les déclarations de l’ex-guide des Frères musulmans, Mahdi Akef. Ce dernier aurait, dans des déclarations, qualifié les bédouins « d’agents des renseignements égyptiens ou du Mossad ».

Libérer l’homme

L’activiste sinawi, Mossaad Abou-Fajr, leader du mouvement Wedna neïch (nous voulons vivre) et ancien détenu politique sous Moubarak, s’interroge : « On se demande si effectivement la terre du Sinaï a été libérée. Ne faut-il pas libérer l’homme d’abord ? ».

Pour lui, l’affirmation selon laquelle « le Sinaï est la soupape de la sécurité de l’Egypte est aujourd’hui vide de sens. L’Etat est absent et l’armée souhaite qu’une zone tampon soit installée à Rafah sur une largeur de 5 km. Comment faire alors que 75 % des habitants de Rafah habitent dans cette zone ? ».

Quant au fondateur du Bouclier du Sinaï, il réfute que l’objectif derrière ce plan soit la fermeture des tunnels de contrebande avec la bande de Gaza. « Il existe un complot intérieur et extérieur visant les sinaouïs. Au lieu de développer la région, ce plan assimile le Sinaï à l’ Afghanistan ! », lance Abou-Fajr.

Les habitants, une fois de plus, sont laissés pour compte. Un cheikh Sinaouï lance un ultime avertissement : « Tant que le développement ne verra pas le jour, le Sinaï ne sera pas sécurisé » .

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