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Bagdad et Ankara à couteaux tirés

Maha Al-Cherbini avec agences, Mardi, 11 octobre 2016

Une crise diplomatique oppose Bagdad à Ankara au sujet du déploiement des troupes turques sur le sol iraqien dans le cadre de l'of­fensive atten­due pour libé­rer Mossoul, bastion de Daech au nord de l'Iraq.

Bagdad et Ankara à couteaux tirés
Manifestations en Iraq contre le déploiement des troupes turques à Bachika. (Photo:AFP)

La tension est montée d’un cran entre la Turquie et l’Iraq à l’approche d’une offen­sive destinée à libérer Mossoul, deuxième ville d’Iraq, tenue par l’Etat Islamique (EI) depuis juin 2014. A l’origine de la crise figure la détermination turque de déployer ses troupes dans une base du nord de l’Iraq près de Mossoul — Bachika — dans le cadre d’une mission d’entraînement des forces iraqiennes contre l’EI. Cette décision a envenimé les relations bilatérales, Bagdad qualifiant la présence des troupes turques sur son sol de « force d’occupation » et de « violation de sa souveraineté territoriale ». Des accusations qui n’ont pas empêché le parlement turc de décidé cette semaine de prolonger le mandat de ses troupes en Iraq pour un an (jusqu’à octobre 2017). Dans la fou­lée, le parlement iraqien a adopté une résolution s’opposant à la présence des troupes turques à Bachika, les députés demandant au gouvernement d’adopter les mesures diplomatiques nécessaires contre Ankara, notamment en révisant les relations économiques entre les deux pays. Haussant le ton, l’Iraq a demandé vendredi au Conseil de sécurité des Nations-Unies d’organiser une session d’urgence afin de discuter de la présence des troupes turques sur le territoire iraqien. Une colère qui n’a pas changé d’un iota la détermination turque. « Peu importe ce que dit le gouvernement iraqien, la présence turque sera maintenue pour combattre Daech », a réagi le pre­mier ministre turc, Binali Yildirim, rajoutant que le gouvernement iraqien dépasse les bornes en dénon­çant la présence turque en Iraq, tout en fermant les yeux sur tous les autres pays qui n’ont rien à faire dans la région. Signe des tensions entre les deux voi­sins, Ankara a convié l’ambassadeur iraqien pour lui demander des explications et Bagdad a fait de même avec l’ambassadeur turc, selon des sources au sein des deux ministères des Affaires étrangères.

L’enjeu kurde
Face à cette crise diplomatique qui empire, une question s’impose : pourquoi Ankara insiste-t-il à envenimer la crise avec son voisin ? Selon Dr Hicham Ahmed, professeur de sciences politiques à l’Université du Caire, la lutte contre Daech n’est pas l’objectif du gouvernement turc, au contraire, Ankara a souvent été accusé de soutenir les djiha­distes. « Il s’agit d’un faux prétexte. Ankara insiste à déployer ses troupes en Iraq pour contrer l’avan­cée des Kurdes dans la région. Le Kurdistan ira­qien — autonome depuis 1999 — constitue le fief du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, terro­riste selon Ankara). C’est en Iraq qu’existent les bases militaires où les membres du PKK reçoivent leur entraînement et vont commettre leurs attentats en Turquie. C’est pourquoi Ankara se donne le droit de déployer ses troupes au nord de l’Iraq pour bar­rer la route à tout attentat kurde provenant de Bagdad. En effet, les autorités turques ne veulent pas casser Daech. Au contraire, elles veulent que cette organisation terroriste continue à occuper Mossoul, car elle constitue une vraie menace pour les Kurdes. Si Daech disparaît, les Kurdes vont se renforcer et prendre le contrôle de la ville ira­qienne », affirme Dr Hicham Ahmed.

En effet, Mossoul revêt une importance particulière car elle a toujours été le point de liaison entre Kurdes iraqiens et Turcs : sa libération de l’emprise de Daech va permettre aux Kurdes de s’emparer de la ville, de quoi faciliter leurs relations avec les Kurdes turcs. Un scénario redouté par Ankara, qui craint plus que tout le renforcement de l’épine kurde chez ses voisins. Or, côté iraqien, les Peshmergas (forces armées du Kurdistan iraqien) ne cessent de se renforcer grâce à l’aide qui leur est accordée par les Etats-Unis et l’Oc­cident pour lutter contre l’EI. Et, côté syrien, le YPG, bras armé du Parti de l’union démocratique — kurde syrien — est soutenu par les Etats-Unis qui considè­rent le groupe comme un précieux allié dans la lutte contre les djihadistes. « Comme elle l’a fait en Iraq, la Turquie a intensifié récemment son engagement militaire au nord de la Syrie où vivent les Kurdes syriens. Ankara viole l’intégrité territoriale de ses voisins à cause de la faiblesse des gouvernements iraqien et syrien qui n’arrivent pas à contrer l’inter­vention turque dans leurs pays. L’armée turque est très forte, et ni Bagdad ni Damas n’ont la force mili­taire qui puisse adresser une riposte militaire à Ankara. De plus, toute résolution du Conseil de sécu­rité contre la Turquie serait stoppée par un veto occidental, car ce pays est membre de l’Otan et il serait protégé par ses partenaires atlantiques », explique de son côté M. Ossama Al-Gradli, conseiller au Centre des études stratégiques du Caire. Autre motif économique pour cette intervention turque : Mossoul est une ville très riche en pétrole.

En outre, le gouvernement turc réalise d’autres intérêts sur le front interne en déployant ses troupes en Iraq : de prime abord, il gagne le soutien de l’Oc­cident en lui affirmant sa bonne volonté à combattre Daech, se disculpe de toute accusation concernant son soutien à cette organisation terroriste, et plus important encore, affirme au monde entier qu’il a repris le contrôle de ses forces armées après le coup d’Etat manqué qui a fragilisé le pouvoir. Cette semaine, le ministre turc de la Défense, Fikri Isik, a avancé un autre motif au déploiement des troupes turques : « Toute opération contre Mossoul pourrait provoquer la fuite de plus d’un million de réfugiés. Nous tenons à résoudre ce problème à l’intérieur des frontières de l’Iraq, car un éventuel flux des réfugiés représenterait un grand fardeau pour la Turquie », a-t-il dit. Cela dit, selon Dr Ossama Al-Gradli, aucun prétexte ne pourrait légitimer la présence militaire turque chez ses voisins. « La Ligue arabe doit inter­venir vite pour protéger Damas et Bagdad. Ankara se sert de sa puissance militaire, du chaos qui sévit chez ses voisins et du soutien des pays occidentaux en tant que membre de l’Otan pour réaliser ses intérêts au détriment de l’intégrité territoriale de ses voisins », condamne Al-Gradli.

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