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Assurance-maladie : Début de soulagement dans les campagnes

Manar Attiya, Dimanche, 06 mars 2016

Une nouvelle loi destinée au monde agricole permet désormais d'alléger le fardeau financier des soins de santé des populations paysannes. Elles sont souvent frappées par des maladies difficilement curables à cause notamment du maniement de pesticides. Visite.

Assurance-maladie : Début de soulagement dans les campagnes
Tout agriculteur a droit aux soins médicaux (Photo : Mohamad Hassanein)
« A 37 ans, mon père est décédé d’un cancer du foie, suite à l’hépatite C. Ma mère et mon frère sont porteurs du même virus. Ils ne bénéficient d’aucun traitement. Ma mère est souvent victime de fatigue. Elle souffre au quotidien de nausées, de douleur du foie, d’urine foncée ... Pareil pour mon frère », raconte, désemparé, Awad Abdoune. A 12 ans, il a dû quitter l’école pour subvenir aux besoins de sa famille composée de quatre frères et soeurs. Awad poursuit : « On n’a pas les moyens de se soigner. Les traitements sont extrêmement coûteux. Les soins d’urgence ou intensifs ne sont disponibles qu’à la capitale. Pire encore, nous ne disposons pas de droit à l’assurance-maladie pour couvrir nos soins ». La famille Abdoune est l’une des nombreuses familles qui vivent un calvaire similaire dans le village de Guizawiya, à 25 km au sud du Caire. Pour ces agriculteurs qui partagent la même condition, ce désarroi est amplifié par les bas revenus et l’endettement élevé. Les paysans sont les laissés-pour-compte de l’Egypte. Mais il semble que les cris de détresse commencent à se faire entendre auprès des responsables, surtout que le secteur agricole est la pierre angulaire de l’alimentation en Egypte.
Assurance-maladie : Début de soulagement dans les campagnes
54 % des paysans souffrent d’insuffisance rénale et d’hépatite, alors que 33 % sont porteurs du virus B ou C. (Photo : Mohamad Hassanein)
Le parlement vient en fait d’approuver, fin 2015, la loi numéro 127 pour la mise en oeuvre d’un système d’assurance-maladie pour les paysans, les agriculteurs et les journaliers. Une victoire pour le monde agricole. « Cette loi va servir 2 millions d’agriculteurs aux quatre coins du pays. Elle assure une couverture médicale en cas de maladie résultant de la nature de leur travail. Lors de la première phase d’application, quelque 343 142 bénéficiaires ont pu acquérir la carte de soins. Citons entre autres 67 611 agriculteurs du gouvernorat d’Assiout, 54 894 à Kafr Al-Cheikh, 37 899 à Gharbiya, 34 557 à Béni-Souef … Aucune condition n’est exigée pour l’inscription à ce nouveau système d’assurance-maladie. La somme annuelle est de 120 L.E., soit 10 L.E. par mois », affirme Mohamad Abdallah, directeur du département central de la coopération agricole auprès du ministère de l’Agriculture. Toutefois, dans le village de Damchite, près de Tanta à 100 km au nord du Caire, seuls 2 000 sur les 8 000 agriculteurs se sont inscrits au nouveau système. « Et ils n’ont pas encore obtenu leur carte de soins médicaux », proteste Abdel-Fattah Chawara, sous-directeur du syndicat de Gharbiya.
Toutes sortes de dangers
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La nouvelle loi est une bouée de sauvetage pour les paysans. (Photo : Mohamad Hassanein)
Cette couverture médicale était une urgence puisque les paysans sont exposés à toutes sortes de dangers. Dans le village de Mansouriya à 25 km au nord du Caire (gouvernorat de Gharbiya), Fayçal travaille 12 heures par jour et ne fait qu’une petite pause pour avaler son déjeuner. Piétinant dans la boue, il cultive sa terre et la soigne comme son enfant. « Je ne voudrais pas connaître le sort de beaucoup de mes collègues paysans qui souffrent d’une série de maladies », annonce-t-il. A Warraq Al-Balad, situé à 35 km du Caire, les conditions de travail sont les mêmes mais Fekri Achour explique : « Il incombe à l’Etat, au ministère de la Santé et à celui de l’Agriculture de fournir aux agriculteurs et à leurs familles des masques, des gants et des bottes pour se protéger des insecticides. C’est la moindre des choses. Sans protection, plus rien n’est utile, ni même les campagnes de sensibilisation à l’usage des pesticides et des insecticides. Nos conditions de vie en tant qu’agriculteurs vont de mal en pis. Notre travail peut nous coûter la vie ». Avec un travail saisonnier, un revenu qui n’est pas fixe et de dures conditions de labeur, tomber malade est un cauchemar perturbant de fond en comble les familles des paysans. Certains aspirent à ce que l’Etat aille plus loin. « Le revenu moyen d’un paysan est d’environ 600 L.E. par mois. Il nous faut une allocation de chômage, car nous sommes loin d’avoir un travail fixe et stable toute l’année. Notre métier dépend des saisons. Ces 30 dernières années, aucune attention n’a été donnée au paysan et encore moins à sa santé. Aujourd’hui, la nouvelle loi arrive comme une bouée de sauvetage. Je suis satisfait qu’au moins, mes enfants et descendants n’auront pas à subir le même sort », renchérit Fayçal, un journalier qui touche 20 L.E. par jour. Et d’ajouter : « Nos parents et grands-parents nous racontaient que jadis l’assurance-maladie couvrait tous les soins médicaux des agriculteurs : médicaments, interventions chirurgicales, radios, analyses et frais funéraires en cas de décès ».
Il est vrai que dans les années 1960 sous le régime de Nasser, précisément en 1964, le secteur des assurances sociales et médicales était régulé. Le raïs avait réussi à faire en sorte que le système de santé soit appliqué à l’ensemble du pays. « Dans le temps, je me souviens très bien que tout agriculteur avait droit à un traitement médical quelle que soit la maladie, surtout la bilharziose. Aujourd’hui, selon les dernières statistiques du ministère de la Santé, cette maladie ne touche que 1,3 % des fermiers. Ceci est dû aux fortes campagnes de sensibilisation, mais aussi aux soins gratuits », indique Abdel-Fattah Chawara. Dans les années 1990, de nombreuses tentatives de réforme structurelle de ce secteur ont eu lieu. En pleine défaillance, le système était notamment critiqué pour sa faible performance et son incapacité à assurer une distribution équitable de ses ressources et services. Le financement public connaissait une chute libre. A cette époque, le système d’assurance-maladie souffrait de chaos législatif, d’un manque de ressources et de détérioration des services préjudiciant d’abord les plus démunis.
Hôpitaux fantômes
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Le revenu moyen d’un paysan est d’environ 600 L.E. par mois. (Photo : Mohamad Hassanein)
De nos jours, certains hôpitaux fantômes dans les villages ne procurent même pas le minimum de services. « Parfois, le plus proche hôpital se trouve à 5 km du village. Aucun médecin n’est qualifié pour nous soigner. Et en cas de besoin, nous sommes obligés de nous adresser à un autre hôpital situé à 20 km de notre village. Un long trajet pouvant mener à la mort. Les allers-retours nous coûtent beaucoup. Certains vont jusqu’à vendre des terres, d’autres optent pour des emprunts. Ajoutons aux transports dont le coût s’élève à au moins 15 L.E. le trajet, les frais des médicaments et les interventions chirurgicales », relate le hadj Abdel-Rahman Abou-Amer, un octogénaire originaire du village de Guizawiya, situé à Qalioubiya, au nord du Caire. Selon une étude sur les agriculteurs en Egypte effectuée par le Centre Ibn Khaldoun, 54 % des paysans souffrent d’insuffisance rénale et de l’hépatite C, alors que 33 % sont porteurs du virus B ou C. « Les paysans irriguent leurs terres avec de l’eau polluée et les insecticides qu’ils utilisent sont cancérigènes. Tous ces éléments sont un danger pour la santé des paysans », alerte Karam Abd-Rabbo, président du comité agricole à Guiza. Malgré tout, les plus jeunes paysans restent peu conscients du danger des insecticides et ignorent les mesures de précaution face à ces produits. Il est souvent trop tard quand ils constatent la détérioration de leur état de santé. C’est le cas de Khaled Eissa, 18 ans, qui a trouvé la mort quelques heures après l’inhalation d’un type d’insecticides. Khaled a ressenti une fatigue associée à des maux de ventre. Quelques heures plus tard, il s’est éteint. Il s’est ensuite avéré que Khaled avait été victime d’une insuffisance respiratoire. « Nous n’avons pas réussi à le sauver car l’unité médicale du village était fermée et l’hôpital le plus proche est situé à 35 km », raconte son neveu Mosselhi qui souffre d’un cancer du système lymphatique. Une maladie qui s’explique par un contact continu avec les produits chimiques que les paysans utilisent quotidiennement. « Le contact direct avec ces produits provoque la maladie », dit avec peine un cancérologue de l’hôpital de Tanta, qui a requis l’anonymat. Selon lui, les agriculteurs utilisent des insecticides comme le Toxaphine qui figure sur la liste des douze polluants les plus toxiques au monde ou l’Atrazine, un herbicide dont l’utilisation est interdite en Europe depuis 2004. « Tous ces produits chimiques ont des effets néfastes sur la santé de l’agriculteur. Les séances de chimiothérapie et les médicaments sont d’un prix exorbitant », explique un autre agriculteur dont le père a souffert de leucémie.
Assurance-maladie : Début de soulagement dans les campagnes
Facteur aggravant la situation : le paysan vivait autrefois dans un environnement sain, ce qui n’est plus le cas. L’incinération en plein air des déchets ménagers ou agricoles comme la paille de riz produit des effets néfastes sur le système respiratoire de l’agriculteur. « Ce lourd nuage noir et épais, qui envahit l’air et s’élève à l’horizon, me coupe la respiration, me prend à la gorge et au nez et me pique les yeux », déplore l’un des agriculteurs. Cette pollution atmosphérique menace la santé des agriculteurs, mais aussi celle de leurs enfants. Am Zeinhom travaille dans les champs et son jeune fils de 5 ans souffre déjà de problèmes respiratoires. Ses frères et soeurs plus âgés ont la tuberculose, et souvent une inflammation aiguë du poumon. Conséquence : Am Zeinhom se trouve en proie à une dépression aiguë, car impuissant face à la maladie des siens. La balle est alors dans le camp des ministères de l’Agriculture et de la Santé, face au calvaire qui frappe le coeur des villages égyptiens. Mais le chemin est encore bien long avant l’application généralisée dans les campagnes de la nouvelle loi de santé.
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