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Les négociations brassent de l’eau

Aliaa Al-Korachi, Mardi, 22 décembre 2015

Alors que le barrage de la Renaissance est à moitié construit, l’Egypte n’a toujours pas obtenu de garanties satisfaisantes. Face au fait accompli, Le Caire semble impuissant à changer la donne. De nombreux experts estiment qu’il est temps de durcir le ton avec Addis-Abeba.

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(Photo : AP)

Malgré les poignées de mains feignant l’enthousiasme, la signature de l’accord de principe en mars dernier pour la construction du barrage de la Renaissance a été loin de régler tous les désaccords. La semaine dernière semaine avait lieu le 10ème round de négociation tenu à huis clos dans la capitale soudanaise. Les ministres d’irrigation et, pour la première fois, les ministres des affaires étrangères des trois pays, étaient présents.

Les rencontres se sont clôturées sur un échec, comme les précédentes. Les négociateurs, avant de se séparer, se sont mis d’accord pour se rencontrer à nouveau les 27 et 28 décembre.

Les négociations achoppent toujours autour du choix des bureaux d’arbitrage européens qui devraient être chargés des études sur l’impact environnemental et socioéconomique du barrage sur les pays en aval. Les trois pays s’étaient mis d’accord sur le bureau français BRL ingénierie qui devait accomplir 70 % des études et le bureau hollandais Deltares pour le reste. Mais ce dernier s’est retiré subitement en septembre dernier, estimant que les conditions imposées par le comité interétatique et la société BRL « ne garantissaient pas la réalisation d’une étude indépendante de bonne qualité ». Le Caire a refusé par la suite la proposition éthiopienne qui voulait que le bureau français, qui mène beaucoup d’autres travaux de construction en Ethiopie, conduise seul l’ensemble des études.

Politiser les négociations

« Les négociations avec l’Ethiopie sont difficiles », avait prévenu le premier ministre égyptien, Chérif Ismaïl, suite aux dernières réunions qui avaient eu lieu en septembre dernier. Aujourd’hui, certains n’hésitent plus à parler d’échec, alors que la construction du barrage devient chaque jour davantage un fait accompli.

Pour Mona Omar, ancienne assistante du ministre des Affaires étrangères pour les affaires africaines, il est cependant prématuré de parler d’échec : « Le ministre des Affaires étrangères a assisté pour la première fois aux négociations alors que la participation de l’Egypte lors des 9 dernières réunions était limitée au ministre de l’Irrigation. Le Caire adopte une approche politique en parallèle avec l’approche technique ».

Mais cette manoeuvre n’a pas été bien vue par le côté éthiopien qui ne veut pas « politiser » les négociations mais les restreindre au cadre technique seulement.

Pourtant, en cas d’enlisement des négociations du 27-28 décembre, seul un nouveau sommet au niveau des chefs d’Etat pourrait avoir des chances de régler les points de discorde. « Les différences de jugement entre les deux sociétés d’études ont montré la nécessité d’une intervention politique et plus seulement technique. Car aucun responsable politique égyptien, quel qu’il soit, ne pourrait remettre en cause les droits de l’Egypte sur le Nil », prévient Ahmad Abou-Zeid, porte-parole du ministère des Affaires étrangères.

Le prix d’erreurs stratégiques

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La réunion de Khartoum s'est tenue au niveau des ministres des affaires étrangères.

Pour de nombreux experts, l’Egypte est dans une mauvaise position et paye désormais ses erreurs. Nader Nour Al-Dine, expert hydraulique, estime que les négociations piétinent, alors que les travaux de construction, qui en sont à la moitié du chantier, s’accélèrent sur le terrain. Il ajoute que l’Ethiopie se prépare à remplir le premier niveau du barrage, qui possède une capacité de 15 milliards de m3, d’ici six mois.

« Les négociations en sont aujourd’hui à un moment critique. L’Egypte doit mettre fin à sa politique de complaisance à l’égard de ce dossier politique qui n’a pas porté ses fruits au cours des 16 mois de négociations (voir page 5) », dit Nour Al-Dine. Pour l’expert, Addis-Abeba a entraîné les négociateurs égyptiens dans de longs cycles de négociations autour du choix des bureaux d’études, dont les travaux seront enfin de compte non obligatoires pour l’Ethiopie. Il estime que l’Ethiopie cherche avant tout à gagner du temps afin que le barrage devienne un fait accompli.

L’Ethiopie avait adopté cette même stratégie avec le Kenya lors de longs cycles de négociations qui avaient débuté en 2008 autour du barrage de GIBE III, sur la rivière de l’Omo, principale source d’eau du lac Turkana au Kenya.

Le Caire est surtout concerné par le volume d’eau dont bénéficie l’Egypte. Il est actuellement de 55 milliards de m3, un volume insuffisant à couvrir tous les besoins (voir page 4).

Selon Nader Nour Al-Dine, il faut abolir l’accord de principe lors de la première séance du parlement égyptien. Il estime que l’Egypte n’a d’autres choix que de reprendre les négociations à travers une nouvelle feuille de route. Dans le cas contraire, il affirme qu’il faudra internationaliser le dossier en déposant une plainte à l’Union africaine, aux Nations-Unies et devant la Cour Internationale de Justice (CIJ) de La Haye. « La signature de cet accord préliminaire a été une erreur stratégique de la part de l’Egypte. Elle a donné une victoire politique pour l’Ethiopie et une légitimité juridique au barrage. Une fois signé, l’afflux de financements étrangers accélérera la construction du barrage », critique l’expert qui ajoute que « la position du négociateur égyptien était meilleure avant la signature de l’accord et qu’il fallait réclamer que la reconnaissance du barrage se face en contrepartie de la reconnaissance des droits de l’Egypte », indique Amani Al-Tawil, directrice du programme des études africaines au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram. Elle estime aussi que le nouveau parlement égyptien pourrait être une carte de pression pour renforcer la position de l’Egypte en poussant l’Ethiopie à signer des engagements écrits sur les quotas de l’Egypte

Quant à la voie juridique, elle est aussi soute­nue par Aboul-Ela Al-Nemr, directeur du département du droit international à l’Univer­sité de Aïn-Chams. Ce dernier pense que le gouvernement égyptien va se tourner tôt ou tard vers la justice internationale. « Bien que l’Egypte possède de bons arguments, car la construction de ce barrage est une violation flagrante des accords historiques et des conventions internationales qui empêchent la construction de barrages de cette ampleur dans les pays en amont, le processus sera très long. Le barrage sera déjà fini quand un ver­dict sera rendu ».

« Pour un verdict de la Cour de justice inter­nationale, il faudrait attendre au moins deux ou trois ans. Le barrage sera construit et per­sonne ne pourra le démolir. D’ailleurs, l’Ethio­pie a déjà réalisé 50 % des travaux », rappelle le conseiller du ministre de l’Irrigation et des Ressources hydriques, Maghawri Chéhata (lire entretien p. 5).

Ultimes recours

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Le président Abdel-Fattah Al-Sissi, le président soudanais Omar Al-Bachir et le premier ministre éthiopien Hailemariam Desalegn se serrent la main après avoir signé l'accord cadre en mars 2015. (Photo : AP)

Face à un barrage qui devient chaque jour davantage une réalité, les cartes à jouer sont limitées. La solution « efficace », comme avance le directeur du département du droit international de Aïn-Chams, c’est que l’Egypte commence à exercer ce qu’il nomme « le méca­nisme de pression politique ». Il consiste à renforcer la position régionale de l’Egypte à travers son réseau de partenaires, notamment ceux avec qui Addis-Abeba possède des inté­rêts. Il donne l’exemple des Emirats arabes unis et de la Russie, alliés de l’Egypte qui possèdent des investissements importants en Ethiopie. La stratégie consisterait à faire plier l’Ethiopie en lui montrant qu’elle a davantage à perdre qu’à gagner si elle restreint le débit du Nil.

Quant à l’option militaire souvent soulevée par les médias, elle n’est pas envisageable à l’heure actuelle, comme l’explique Talaat Mossallam, expert stratégique. Il refuse cepen­dant de l’exclure définitivement. Cette option pourrait en effet être la dernière carte de l’Egypte bien qu’elle ne signifie pas nécessai­rement frapper directement le barrage. « S’il agit de choisir entre mourir de soif ou faire la guerre, le choix ne sera pas difficile », conclut Mossallam.

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