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Le pari perdu d’Al-Nour

May Al-Maghrabi, Lundi, 26 octobre 2015

La défaite du parti salafiste Al-Nour a été l'événement majeur du premier tour des législatives. Un fiasco qui remet en question son avenir sur l'échiquier politique.

Le pari perdu d’Al-Nour
Al-Nour obtiendra au mieux 5% des sièges selon les spécialistes. (Photos : Reuters)

Pour les salafistes d’Al-Nour, seuls représentants du courant islamiste depuis la révolution du 30 juin 2013, ce premier tour des élections législatives des 18 et 19 octobre est un véritable fiasco. Dans cette première phase du scrutin, organisée dans 14 gouvernorats et qui a enregistré un taux de participation de 26,56 %, selon la Haute Commission Electorale (HCE), Al-Nour a perdu les 30 sièges pourvus au scrutin de liste dans la circonscription de l’est du Delta, et sur les 160 candidats du parti, qui se présentaient sur les sièges individuels, seuls 25 restent en lice pour le second tour qui aura lieu les 28 et 29 octobre. La liste Pour l’amour de l’Egypte, rivale d’Al-Nour, a obtenu 60 sièges parmi ceux pourvus au scrutin de liste dans la circonscription de la Haute-Egypte et de l’est du Delta, et 4 de ses candidats ont été élus dès le premier tour dans le scrutin individuel. Un sérieux revers pour ceux qui avaient remporté 22 % des sièges aux législatives de 2012, pointant en deuxième position derrière les Frères musulmans (43 %), tout juste un an après la création de leur parti. L’échec est d’autant plus retentissant qu’il survient dans le bastion traditionnel de la Daawa salafiya, le mouvement religieux dont les salafistes sont issus, et en l’absence de toute concurrence dans le camp islamiste. Depuis la chute des Frères musulmans, Al-Nour tente d’occuper le terrain, désormais vide après l’interdiction de la confrérie, visiblement sans résultat.

Réunion d’urgence

Visiblement bouleversé, le président d’Al-Nour, Younès Makhioune, a convoqué une réunion urgente du parti, jeudi 22 octobre, pour évaluer le premier tour des élections. Après avoir évoqué la possibilité de se retirer de la course électorale, Al-Nour a finalement décidé de disputer la deuxième phase des élections. Dans un communiqué publié à l’issue de la première phase, Yasser Borhami, vice-président de la Daawa salafiya, a imputé à l’Etat la responsabilité de la défaite d’Al-Nour, reconnaissant toutefois que certains cheikhs de la Daawa salafiya ont incité les jeunes salafistes à ne pas voter pour Al-Nour en raison de sa position favorable à la révolution du 30 juin. Appelant le président Sissi à « secourir Al-Nour », Borhami a dénoncé « une campagne médiatique et sécuritaire menée contre les membres du parti ». « Le ministère de l’Intérieur a arrêté plusieurs membres du parti pendant la campagne électorale les accusant d’appartenir à la confrérie des Frères musulmans », affirme-t-il. Selon lui, le gouvernement doit « prendre des mesures fermes pour faire cesser les campagnes médiatiques féroces qui visent à déformer l’image d’Al-Nour (partenaire de la révolution du 30 juin) ainsi que le mouvement salafiste ». « Les résultats ont été choquants et ne reflètent pas le poids réel des salafistes. Les jeunes salafistes sont déçus parce qu’on les a congédiés de l’arène politique, on les pousse à se radicaliser. Il était lamentable de voir les médias étatiques et privés qualifier Al-Nour et les salafistes de terroristes », a déploré Borhami. Justification partagée par Ahmad Khalil Khaïrallah, membre du parti qui ne trouve pas en ces résultats une défaite pour son parti. « On ne peut pas mesurer le poids d’un parti en se basant sur des élections dominées par la corruption électorale en présence d’une campagne systématique menée par certains hommes d’affaires et les feloul pour déformer l’image du parti. En dépit de cette campagne sans merci, Al-Nour a remporté 55 % des sièges à Béheira et 35 % à Alexandrie. Nous avons remporté 572 000 voix sur un total de 900 000. Mais en raison du scrutin majoritaire (50 %+1), ces voix ont été gaspillées », plaide Khaïrallah.

Une défaite compréhensible

Soumis, d’une part, aux attaques du camp islamiste qui le qualifie de « traître » en raison de sa position quant au 30 juin, et la destitution de l’ancien président Mohamad Morsi, et d’autre part, aux critiques du courant civil qui rejette le principe des partis religieux, Al-Nour était déjà en position difficile. Pour beaucoup, sa défaite n’est pas une surprise. Plusieurs raisons expliquent cette défaite : L’hostilité de l’opinion publique vis-à-vis du courant islamiste depuis la chute des Frères musulmans, l’animosité des mouvements islamistes favorables aux Frères, les divisions internes au sein même du parti, ainsi que ses différends avec la Daawa salafiya. Tous ces facteurs ont mené à une baisse de sa popularité et à une dispersion des voix salafistes et islamistes affectant ainsi la performance d’Al-Nour. Selon Yousri Al-Azabawi, du Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, la première phase des élections ne laisse aucun doute quant aux résultats de la seconde. « La bataille électorale ne sera pas facile pour les salafistes », affirme Al-Azabawi. « Al-Nour récoltera au mieux 5 % des sièges, d’autant plus qu’il est confronté à des coalitions libérales comme Pour l’amour de l’Egypte et le Front nationaliste qui présentent surtout des hommes d’affaires connus pour leur proximité avec l’ancien régime, qui ont des connexions importantes et qui possèdent l’argent nécessaire. Les divisons au sein du camp salafiste et l’attitude défavorable de l’opinion publique annoncent le déclin d’Al-Nour », analyse Al-Azabawi.

En effet, les salafistes sont en proie à des divisions internes depuis leur entrée sur l’arène politique en 2011 et la fondation du parti Al-Nour. Certains cadres de la Daawa salafiya se disent déçus de la performance « pâle » du parti qui est, selon eux, loin d’incarner les objectifs du mouvement salafiste, notamment en ce qui a trait à l’application de la charia. Parallèlement, Al-Nour dénonce l’ingérence de la Daawa salafiya dans les affaires du parti. Ce conflit latent entre les fondateurs du parti et la Daawa salafiya oppose deux visions différentes au sein du courant salafiste : celle des religieux dont est issu Yasser Borhami, et celle des politiques comme Younès Makhioune, qui veulent s’affranchir de la tutelle des oulémas et adapter l’action du parti aux réalités de la scène politique égyptienne. Les politiques considèrent que la ligne de conduite imposée par les religieux est « nuisible au parti à long terme », car elle le pousse à « prendre des décisions idéalistes, sans prendre en compte la réalité politique et quotidienne du pays ». Mokhtar Ghobachi, politologue, trouve que ce sont surtout les divisions au sein du courant salafiste sur la ligne politique du parti et ses pratiques jugées en rupture avec les principes du salafisme qui sont à l’origine de sa défaite aux élections. « Au coeur de ces différends il y a l’alignement à la révolution du 30 juin et le pragmatisme du parti au détriment des principes doctrinaux et idéologiques du mouvement salafiste, surtout en ce qui concerne l’application de la charia », affirme Ghobachi. Et d’ajouter que l’une des concessions faites par Al-Nour au nom du pragmatisme et qui est contestée par le courant salafiste est d’avoir accepté la candidature des coptes sur ces listes même si la loi électorale le lui impose.

« La majorité des salafistes et des autres courants islamistes qui ont lâché Al-Nour pour ses positions alignées sur l’Etat depuis le 30 juin n’ont pas voté pour le parti à ces législatives. Or, c’est ce bloc islamiste qui avait fait réussir Al-Nour aux législatives de 2011. La chute de popularité des Frères musulmans est un autre facteur qui a affecté la popularité de l’ensemble de la mouvance islamiste salafiste. Aujourd’hui, il ne reste à Al-Nour que les voix de quelques milliers de ses membres qui sont également divisés », affirme Ghobachi. Les autres factions de la mouvance islamiste ne cachent pas leur hostilité envers Al-Nour. Depuis son exil, Assem Abdel-Maguid, responsable de la Gamaa islamiya, mouvement islamiste qui a soutenu les Frères musulmans, a dit espérer que « la défaite entraîne l’effondrement d’Al-Nour et de ses traîtres ». Moustapha Abdel-Rahmane, un candidat du parti ultraconservateur salafiste d’Al-Nour, a été abattu samedi par deux hommes à bord d’une moto, dans le Nord-Sinaï. C’est le premier homme politique abattu depuis la montée en flèche du terrorisme dans la péninsule du Sinaï en 2013. Pour sa part, Ahmad Ban, spécialiste des mouvements islamistes, estime qu’outre les divisions internes et les conflits avec la Daawa salafiya, le dilemme d’Al-Nour réside dans le fait qu’il soit né dans un contexte de concurrence avec les Frères musulmans et qu’il n’ait pas de ligne politique claire. Selon lui, Al-Nour endosse la responsabilité de sa défaite électorale. « La rapidité avec laquelle les salafistes sont entrés dans l’arène politique au lendemain de la chute de Moubarak a fait que le parti d’Al-Nour n’avait pas les structures qui délimitent les frontières entre la prédication et la politique. Cette rapidité a également empêché les salafistes de développer un programme islamiste politiquement cohérent », trouve Ban. Al-Nour ne faisait partie d’aucune coalition. Un autre facteur de faiblesse. En outre, le parti se trouve aujourd’hui très isolé tant au sein du camp islamiste que laïque. Les salafistes n’ont jamais vraiment pu s’entendre avec le camp libéral et laïque pour former des coalitions électorales.

Rigidité doctrinale

Contrairement aux autres partis islamistes, Al-Nour a choisi de jouer la carte du pragmatisme. Cependant, il ne s’est jamais vraiment départi de sa rigidité doctrinale, imposée par les cheikhs de la Dawaa salafiya. « Si le parti veut s’ancrer dans le paysage politique, il est évident qu’il doit restaurer son image. Il doit faire la séparation entre la politique et la religion, entre parti et groupe, pour pouvoir gagner du terrain et retrouver la confiance de la rue et des forces politiques », affirme Ahmad Ban. Il ne semble pas toutefois inquiet sur le sort politique du parti. « Même s’ils ne remportent pas ces élections, les salafistes ne lâcheront pas de lest et tenteront de renouer avec leurs bases pour atteindre leur but : diriger le courant de l’islam politique qui, à mon avis, n’a pas pris fin avec la chute des Frères musulmans », conclut Ban.

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