Vendredi, 29 mars 2024
Al-Ahram Hebdo > Visages >

Ahmad Khaled Tewfiq : Des contes pour vaincre la peur

Nada El Hagrassy, Mardi, 18 août 2015

Entre contes fantastiques, essais politiques et romans sociopolitiques, Ahmad Khaled Tewfiq est l’un des écrivains les plus marquants de sa génération. Son roman Utopia a été traduit en français.

Ahmad Khaled Tewfiq
Ahmad Khaled Tewfiq, un des écrivains les plus marquants de sa génération.

« Je suis devenu écrivain par pur hasard. C’était pour moi la seule solution d’exprimer toutes les idées et réflexions qui me tourmentaient l’esprit », souligne Ahmad Khaled Tewfiq, médecin de formation et de profession, mais aussi essayiste, romancier et auteur de contes fantastiques. Et d’ajou­ter : « J’ai dû tout d’abord essayer d’imiter les nouvelles de Maxim Gorky et de Youssef Idriss. J’ai vite constaté que si je persiste sur ce chemin, je pourrai écrire moi-même des textes similaires et opter donc pour un genre ayant le vent en poupe ». Ainsi a-t-il débuté sa car­rière d’écrivain par publier des contes fantastiques. Ensuite, il a fait de son mieux pour rendre plus accessibles aux lecteurs arabes, les nouvelles d’horreur et les contes de science-fiction. Et du jour au lende­main, l’un de ses personnages, le médecin Réfaat Ismaïl, un vieux type moche et mesquin, principal protagoniste de l’un de ses contes, devient une célébrité parmi son lectorat. « Je lisais beaucoup de romans d’horreur pendant mon enfance, j’avais tellement peur ... ça me donnait des frissons. Donc à l’âge adulte, j’ai voulu écrire des contes fantastiques pour vaincre cette peur », précise Ahmad Khaled Tewfiq.

En 1992, il présente son premier conte fantastique, intitulé La Légende de Dracula et l’homme-loup, édité par Al-Moassassa Al-Arabiya Al-Hadissa (la fonda­tion arabe moderne). D’abord, le conte a été refusé par le comité de lecture de la maison d’édition pri­vée. Un membre de ce comité lui a même conseillé de laisser tomber l’horreur et la science-fiction, peu prisées du public égyptien. Il lui a demandé d’écrire plutôt des romans policiers traditionnels. Frustré, l’auteur avoue : « J’ai juré de ten­ter encore une ou deux fois de publier ce conte, et si l’échec per­siste, j’abandonnerai l’écriture pour de bon ».

Heureusement, le destin en a décidé autrement. Un autre membre de ce même comité d’édition avait un avis contraire. Et il a introduit le jeune auteur au PDG de la fonda­tion, Hamdi Moustapha. Ce dernier s’est montré enthousiaste quant à ce genre peu fréquent dans la littéra­ture arabe et a décidé d’en faire une série régulière, jugeant qu’elle fera la gloire de sa maison d’édition. « Généralement, on a tendance à parler de héros superpuissants et ultra-riches dans les romans de science-fiction égyptiens. Dans mes oeuvres, j’ai favorisé les gens ordi­naires privés de tout », indique Ahmad Khaled Tewfiq, ajoutant que les citoyens lambda vivent aussi des aventures rocambo­lesques.

Certains estiment, en effet, que le docteur Réfaat Ismaïl, le person­nage principal de la Légende de Dracula et l’homme-loup, res­semble beaucoup à l’auteur lui-même. Tous les deux sont des médecins sarcastiques, anti-sio­nistes, des célibataires endurcis, assez critiques à l’égard de la femme.

Ahmad Khaled Tewfiq parvient à toucher, avec son style facile et son humour, quel que soit le niveau éducatif du lecteur. D’où le grand succès fou qui a dépassé toutes les séries du genre publiées jusqu’ici en Egypte. La maison d’édition commande d’autres contes fantas­tiques, et la carrière de l’auteur est toute faite. Il lance la série Fantaisie, publiée régulièrement deux fois durant l’année, à l’occa­sion des vacances d’été et des vacances scolaires de mi-année. L’héroïne de cette série est toujours une simple citoyenne égyptienne, issue de la classe moyenne : Abir Abdel-Rahman. Cette dernière se retrouve impliquée dans des affaires internationales, côtoyant tantôt le roi Henri VIII, tantôt James Bond ou Hannibal. A chacun des contes, elle fait également la rencontre d’autres personnages hors normes, qui sont influencés par les pensées de Dostoïevski et de Shakespeare. « La série Fantaisie me donne des possibilités sans fin. Toutes les options sont ouvertes », dit Ahmad Khaled Tewfiq. Et de poursuivre : « Je n’ai jamais vécu d’aventures extraordinaires. Je n’ai ni pris part à la conspiration contre Abraham Lincoln, ni fait partie de la résis­tance contre les Mongols. Je ne garde pas de cadavre chez moi à la maison et n’ai pas de faculté télé­pathique. Je suis quelqu’un de très simple, et je n’ai guère compris pourquoi il y a des gens qui ont la folie des grandeurs ».

Sa dernière série en date, Safari, met en scène un médecin qui atterrit dans la brousse africaine, car il n’est pas parvenu à trouver un tra­vail décent dans son pays. De nou­veau, le lecteur a rendez-vous avec un personnage, proche du profil de l’auteur, qui perce l’inconnu. Il est embauché dans un centre médical inter­national au nom de Safari, d’où le début d’une veine de contes d’aventures.

Le docteur Alaa Abdel-Azim s’éprend d’une collègue cana­dienne, Bernadette Jones, se marie avec elle et donne nais­sance à une fille. L’épouse cana­dienne représente pour l’auteur l’un des aspects les plus positifs du monde occidental. Elle porte, selon lui, les « germes de la civilisation » qu’elle sème partout.

Dans Ostouret Ard Al-Azaya (la légende de la terre des lézards), l’auteur a recours au symbolisme pour évoquer la situation actuelle dans le monde arabe. Il raconte que les pays occidentaux ont créé un Fonds pour préserver les créatures en voie de disparition, dont les quelques « Arabes » qui survivent, au lendemain de génocides atroces perpétrés contre eux. Ceux-ci sont placés dans des ghettos, à l’instar des Peaux-Rouges. Dans cette série, les avis politiques de l’écrivain sont plus explicites. Il se prononce clai­rement contre le médecin israélien, Abraham Lévy, afin de se position­ner par rapport au conflit arabo-israélien et les accords de paix avec l’Etat hébreu qu’il rejette d’emblée. « Il ne faut surtout pas confondre juif et sioniste. Je ne suis aucune­ment antisémite. Les juifs étaient partout très bien traités durant l’âge d’or de la civilisation isla­mique. Ils n’ont pas été persécutés comme ce fut le cas en Europe durant le Moyen-Age », fait-il remarquer. Et d’ajouter : « C’est absolument absurde de dire que j’écris des contes fantastiques pour faire passer mes idées et convic­tions politiques. Celles-ci sont, par contre, présentes en filigrane, comme dans les textes de pas mal d’écrivains. Et lorsque j’ai envie d’exprimer directement mes posi­tions politiques, je le fais dans la presse, dans des articles d’opinion. J’ai signé également deux romans sociopolitiques jusqu’ici : Utopia et Al-Senga (fils aériens du tram­way) », dit Ahmad Khaled Tewfiq.

Utopia, publié en 2010 et traduit en plusieurs langues, se déroule dans un cadre futuriste, anticipant l’état de la société égyptienne, après l’érosion de la classe moyenne. Puis, Al-Senga, sorti en 2014, décrit les conditions de vie dans une province égyptienne, durant les dix dernières années. D’aucuns n’ont pas manqué de comparer ces deux oeuvres à la tri­logie de Naguib Mahfouz.

Né dans la ville de Tanta (dans le Delta) en 1962, Ahmad Khaled Tewfiq y vit toujours et pratique sa profession de médecin. Cela lui donne tous les éléments néces­saires, afin de réussir son oeuvre, car il parle de gens qu’il connaît parfaitement bien et qu’il a croisés ou côtoyés un jour. D’où probable­ment le rapprochement avec Mahfouz, qui a été un fonctionnaire de l’Etat, pendant une bonne partie de sa vie.

Dans sa ville natale, Ahmad Khaled Tewfiq se rendait souvent avec son père, profes­seur d’école, sous les chapiteaux du cirque. Il craignait les bêtes et les monstres qu’il découvrait de près. Quelques années plus tard, il allait découvrir ses premières scènes de violence, dans les salles obscures, où son père l’emmenait pour regarder des films d’action et des péplums. Sa mère remarqua un chan­gement dans son comportement et demanda à son père de ne plus l’ac­compagner au cinéma. « A l’âge mûr, j’ai décidé d’écrire des contes d’horreur pour me débarrasser de toutes ces peurs, pour être placé derrière les missiles et non pas devant. Je suis auteur d’action et non une cible permanente à toute sorte de terreur ».

Les contes fantastiques lui ont toujours servi d’échappatoire, de bouée de sauvetage. Le médecin donne libre cours à son imagina­tion. Il n’est pas prisonnier des réalités de la vie. Il fusionne désor­mais ses thèmes favoris d’horreur, d’action ou de science-fiction dans des romans comme Mesl Ikaros (comme I care), paru en janvier dernier aux éditions Al-Shorouk. Les romans supplantent les contes, et Ahmad Khaled Tewfiq continue d’être un best-seller .

Jalons :

Juin 1962 : Naissance à Tanta (dans le Delta égyptien).

1985 : Diplôme de la faculté de médecine, Université de Tanta.

1992 : Publication de son premier conte, La Légende de Dracula

et l’Homme Loup.

1997 : Doctorat en médecine tropicale.

2010 : Premier long roman, Utopia (en arabe).

2012 : Deuxième roman, Al-Senga.

2013 : Traduction d’Utopia vers le français, éditions Ombres Noires.

Lien court:

 

En Kiosque
Abonnez-vous
Journal papier / édition numérique