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Frères Musulmans : A chacun ses calculs

Caroline Odoz, Mardi, 18 décembre 2012

Condamnés ouvertement par les Emirats arabes unis, mais forts du soutien historique du Qatar, leurs relations avec les pays du Golfe sont encore en gestation.

Qatar
Pour certains, les Frères sont un rempart contre une version islamiste plus extrême.

La confrérie aurait « décelé » ce week-end un complot impliquant une cellule émiratie et le Front du salut national visant à kidnapper le président Morsi. Le directeur du bureau de Gamal Hichmat, cadre des Frères, accusait le général Dahi Khalfan Al-Tamim, éminent chef de la police de Dubaï, ainsi que l’ambassadeur des Emirats au Caire de comploter pour l’assassinat de plusieurs dirigeants de la confrérie, dont Hichmat lui même. Cette accusation, basée sur des informations collectées sur Twitter, fait dès à présent l’objet d’une enquête judiciaire ... Est-ce une réponse indirecte aux multiples avertissements lancés par le général Al-Tamim depuis la réussite de la confrérie aux législatives égyptiennes fin 2011 ? « Les Frères musulmans entendent s’emparer du gouvernement koweïtien en 2013, avec l’objectif d’être en place dans tous les gouvernements des pays du Golfe d’ici à 2016 », a déclaré Al-Tamim. Figure des renseignements particulièrement respectée dans la région, il a aussi déclaré : « Ils représentent une menace aussi grave que l’Iran ». Le ministre des Affaires étrangères des Emirats Arabes Unis (EAU), Abdullah bin Zayed, est lui même monté au créneau cet octobre pour suggérer publiquement aux pays du Golfe de s’unir contre eux parce qu’ « ils ne croient pas à la souveraineté nationale ».

Selon les EAU, la confrérie travaille d’abord à sa propre cause expansionniste partout où elle se trouve. L’Arabie saoudite, bien que plutôt silencieusement, partage exactement la même méfiance et l’opinion « qu’il est impossible de leur faire confiance et que les Etats- Unis sont trop naïfs dans leur soutien aux Frères », comme le rapporte Achraf Chérif, professeur de science politiques à l’Université américaine du Caire (AUC).

Ce bloc puissant est opposé à tout changement dans la région, et encore plus dans leurs propres régimes. « Ils craignent un effet tache d’huile, même s’ils préfèrent sans doute avoir des Frères au pouvoir en Egypte qu’une force démocratique », note Walid Kazziha, également professeur à l’AUC. En effet, depuis la guerre du Golfe de 1991, dans tous les pays du Golfe où ils ont, à partir des années 1950, trouvé refuge contre la persécution, les Frères participent à la contestation contre les pouvoirs en place. A l’exception du Qatar.

Le Qatar, couveuse des Frères musulmans

Des liens solides unissent ce pays aux Frères musulmans. Ils se sont formés lorsque le Qatar est devenu indépendant, non seulement de l’Empire britannique mais aussi des EAU, en 1971. Les Frères ont alors beaucoup contribué à l’organisation du nouvel Etat, qui cherchera constamment, en particulier à partir de 1991, à se démarquer de ses puissants voisins. Les Frères ont dissous leur mouvement au Qatar en 1999, au motif que cet Etat remplissait ses devoirs musulmans, mais le vrai ciment de la relation est un ensemble de liens personnels entre la confrérie et les dirigeants du Qatar. Le Qatar, qui est aujourd’hui la première source de financement des Frères, est devenu leur véritable base arrière. D’ailleurs, les liens entre la chaîne qatari Al-Jazeera et les Frères sont proverbiaux. « Parce qu’il les considère comme conservateurs, mesurés et fiables, et qu’ils sont haïs par l’Arabie saoudite, le Qatar pariesur eux pour accéder, grâce aux renforts de son immense richesse, à un rôle déterminant au niveau régional », analyse Chérif. Gamal Abdel-Gawad, chercheur au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, renchérit : « Il y a très peu de chance qu’ils se mettent à contester le pouvoir qatar en place. Le Qatar a fait le choix stratégique de s’allier aux Frères, et aujourd’hui, il semble en position de surfer sur la vague islamiste ».

Mais les Frères musulmans « ont prouvé par A+B qu’ils allaient se fondre dans le plan des Etats-Unis dans la région, envoyant à la population égyptienne un signal fort de leur engagement pour la stabilité », affirme Chérif. « Ils ne peuvent pas avoir de grandes ambitions régionales, s’ils entrent en conflit ouvert avec l’Arabie saoudite ou les EAU », précise pour sa part Abdel-Gawad. Il n’y a par ailleurs aucun signe de rupture diplomatique réelle. Pour provoquer une rupture, « il faudrait qu’ils transforment l’Egypte en un nouvel épicentre d’une révolution islamique », ajoute Abdel-Gawad, « ce qui paraît peu envisageable en l’état actuel des choses ».

Autre élément de l’équation : les salafistes. Les Frères entretiennent avec eux des liens divers, et leur sont parfois directement associés. Or, c’est la famille royale saoudienne qui a favorisé pendant des décennies l’exportation du modèle salafiste, dont elle tire sa légitimité. Sans cependant prévoir le bouleversement apporté par la révolution égyptienne. Si on peut considérer les salafistes comme généralement loyaux envers l’Arabie saoudite, leur mouvement s’est diversifié, et ils sont entrés en politique. Ce qui, à terme, peut inquiéter l’Arabie saoudite sur son propre territoire. En Egypte, Abdel-Gawad estime que « si les Frères perdaient le soutien des salafistes en Egypte, ils ne seraient plus assez forts pour affronter le reste de l’opposition ». Chérif nuance, lui, son analyse : « Les salafistes privent les Frères d’une partie de leur électorat potentiel. N’oublions pas que les salafistes sont forts d’environ 20 % des électeurs. Leur alliance avec les Frères, comme sur la Constitution, ne tiendra pas sur le long terme, à cause des divergences idéologiques ». Enfin, les Frères semblent être, aux yeux des Etats-Unis par exemple, un « rempart » contre une version plus extrême de l’islam, représentée par les salafistes entre autres. En d’autres termes, politiquement, le contrepoids salafiste pourrait, suivant le cas, servir les intérêts de l’Arabie saoudite, ou ceux de la confrérie.

Les relations politiques s’expliquent aussi en termes d’intérêts économiques. 250 000 Egyptiens résident aux EAU, et 500 entreprises de ce pays opèrent en Egypte avec des investissements de l’ordre de 10 milliards de dollars. Même montant pour le Royaume saoudien, qui a promis une aide de plusieurs milliards de dollars et accueille 1,5 million d’Egyptiens sur son territoire. Le Qatar accueille 120 000 Egyptiens. Il a injecté 2 milliards de dollars dans la Banque Centrale d’Egypte en juillet, vient de racheter la NSGB (Banque Nationale Société Générale) pour 2 milliards de dollars et prévoit des investissements de l’ordre de 15 milliards de dollars au cours des prochaines années. Aucun signe de rupture financière non plus, donc. Et rien ne dit que ces investissements, dont l’Egypte a cruellement besoin, auraient été radicalement différents si une autre force politique s’était établie au pouvoir.

Morsi et la confrérie ont ouvert tous les dossiers tant politiques qu’économiques. Ils sont aux commandes d’un pays-clé de l’équation régionale. Mais, quelles que soient leurs intentions futures, leur position demeure fragile. « Ils n’ont guère de marge de manoeuvre, ils doivent garder des liens avec tous les pays du Golfe, notamment parce que l’Egypte est dans une situation de catastrophe économique, et qu’il n’y a pas de solution à court terme pour les couches les plus pauvres de la société », conclut Achraf Chérif.

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