Poète et militant, Abdel-Rahman
Youssef critique l’ancien régime depuis son plus
jeune âge. Figure proéminente de la place Tahrir, sa verve a
donné un nom à la révolution : celle du « cactus ». Une
plante aussi coriace que les manifestants.
Chantre de la révolution
« C’est moi qui ai payé les frais d’installation des
haut-parleurs durant la révolution place Tahrir. J’ai
découvert que l’on avait besoin d’une antenne pour organiser
la foule. Le fait de mobiliser les gens par le micro a été
très efficace ». Abdel-Rahman Youssef évoque les beaux jours
de Tahrir, lorsqu’il a été surnommé « poète de la révolution
». Il décrit l’émotion des premières minutes, en disant : «
J’ai pleuré en répétant de manière hystérique : L’Egypte est
grandiose. Nous sommes un peuple digne. Si quiconque ose
répéter de nouveau qu’on n’est pas révolté, il faut le
piétiner… L’Egypte est belle … ».
Le poète compare les révolutionnaires au cactus. Eux aussi
peuvent survivre sans eau pendant de longues périodes et
possèdent des épines pour se protéger contre l’agression de
chevaux et de chameaux et contre les balles des forces de
l’ordre. Pour cela, il appelle la révolution du 25 janvier
2011 « la révolution du cactus ».
Se libérer de l’oppression a été, pour lui, l’objectif de sa
vie. Abdel-Rahman Youssef a surtout commencé à écrire des
poèmes politiques depuis la guerre contre l’Iraq en 2003. «
Lorsque j’ai vu les chars américains sur la place d’Al-Fardoss
en Iraq, j’ai imaginé que la place Tahrir pourrait être
occupée de la même manière », explique-t-il. Il ajoute que
le déséquilibre régional et la persistance de Moubarak
constituaient une terre fertile pour l’occupation étrangère.
L’occupation américaine en Iraq a poussé le poète à écrire
son deuxième recueil, Amam al-meraah (devant le miroir), en
2003, après un premier en 1992, Nazf al-horouf (des lettres
qui saignent). « J’ai rassemblé mes écrits pendant cette
période dans le recueil Devant le miroir. Une manière de
livrer bataille en s’appuyant sur mon talent ».
Fi sehhat al-watan (à la santé de la nation) regroupe
exclusivement des poèmes politiques. Nombre de ses lecteurs
n’ont pas apprécié le ton. « Il y a des gens qui m’ont rendu
le livre que je leur ai dédicacé, y trouvant des offenses à
l’ex-président », se rappelle Youssef. Il explique qu’ils
avaient peur d’être convoqués par la police ou la Sûreté
d’Etat. « Je n’avais aucun souci à être un opposant du
régime. Mon amour pour la patrie passait avant tout et
j’aspirais à la libération du peuple ». Il vociférait à
travers ses textes qu’il détestait « la présence lugubre du
président depuis un quart de siècle. Toujours protégé par
ses gardes et ses hommes de main ». Youssef n’a jamais caché
son dédain pour l’ancien régime.
A l’époque, le jeune poète, assez discret, a eu l’occasion
de travailler comme présentateur dans des chaînes privées,
mais son désir d’écrire a pris le dessus, mettant un terme à
ses projets. « J’avais un talk-show sur une chaîne privée.
Nous avons même filmé la promo de l’émission. Du jour au
lendemain, je n’ai trouvé personne dans les coulisses : un
vide total ». Le poète surmonte les problèmes, sachant que
cela n’est rien à comparer à ceux qui ont payé de leur vie
le prix de la liberté.
« Une seule fois en 2005, j’ai pu organiser un colloque à
Saqiet Al-Sawi et c’était la dernière fois jusqu’à la chute
du régime. Après le départ de Moubarak, j’ai organisé plus
de 7 colloques dont le plus important a eu lieu au grand
théâtre de l’Opéra », souligne-t-il en narguant l’ancien
régime. Selon lui, l’interdiction de publier qui touchait
certains intellectuels n’a pas atténué leur influence sur
les gens.
Abdel-Rahman Youssef réfléchit avant de répondre à une
question. Il pèse ses mots et parle en arabe classique. Il
contemple, regarde les yeux de son interlocuteur et répond
d’un air sérieux. En même temps, il se vexe si l’on tente de
s’approcher de son enfance ou de son rapport avec son père,
le cheikh Youssef Al-Qaradawi. « Je n’aime pas être
introduit comme le fils du cheikh et préfère que l’on juge
ma poésie en toute objectivité, sans faire le lien avec mon
père et sans tirer profit de sa célébrité ». Le jeune poète
est catégorique : il n’aime pas aborder les questions
personnelles. « J’ai un master ». En quoi ? « Ce n’est pas
important de le mentionner ». Et la femme ? Il se contente
d’un large sourire comme seule et unique réponse. Avez-vous
connu une expérience amoureuse ? « Et qui parmi nous n’a
jamais aimé ? ». Avez-vous des enfants ? Il fait comme s’il
n’avait rien entendu. Et ainsi de suite.
Il finit pourtant par évoquer son enfance à Doha où il a
découvert son penchant pour la poésie, en troisième année de
primaire. « J’ai écrit des vers sur l’école, les études,
etc. Il y avait de la nostalgie dans mes écrits ». Le petit
Abdel-Rahman s’est passionné pour la lecture dès son plus
jeune âge. « J’ai absorbé la poésie des différentes époques
en même temps que la littérature traduite, notamment celle
de l’Amérique latine ». Il note d’ailleurs qu’il existe une
grande ressemblance entre les gens d’Amérique latine et
d’Egypte, se disant optimiste quant aux révolutions arabes.
« Il est temps que le peuple égyptien se redécouvre. Car
l’ancien régime a caché beaucoup de ses côtés positifs ».
Youssef estime qu’avant, le peuple menait une lutte pour la
survie. Mais après la révolution, un vent d’espoir
l’emporte, rappelant la gloire d’antan.
« La corruption était contagieuse, à tous les niveaux. Mais
à mon avis, il faut commencer par les municipalités pour
former des cadres politiques, et à long terme des leaders au
service du peuple ». Youssef regrette que les jeunes
révolutionnaires soient préoccupés par les élections
parlementaires et par le choix d’un président de la
République. Il trouve que les Frères musulmans ont assimilé
la leçon, en se tournant vers les municipalités. « Ils ont
un mouvement organisé et intelligent ... bientôt un parti ».
Il n’est pas des Frères musulmans. Mais beaucoup de ses amis
le sont, et selon lui ils comprennent mieux les règles du
jeu. « Nous avons de grand défis à relever comme la réforme
de l’éducation, l’industrie, l’économie et l’agriculture.
Tous ces éléments sont liés à une vie politique saine ».
Fin 2009, Abdel-Rahman Youssef a été coordinateur de la
campagne populaire pour le soutien de Mohamad ElBaradei. Il
n’a pas tardé à prendre du recul mais continue à la
soutenir. « Je suis conscient de la nécessité de soutenir
Mohamad ElBaradei pour être élu comme prochain président.
ElBaradei n’appartient pas aux partis politiques déjà
présents. Il a toujours été assez indépendant par rapport au
gouvernement et à l’opposition. Même s’il est un peu âgé, il
pourrait faire un bon président pour la période transitoire
».
Le militant est tout à fait conscient que son candidat
risque d’être impopulaire car l’ancien régime, selon lui, a
répandu beaucoup de rumeurs à son égard. Lorsque Baradei
s’est rendu pour voter sur la Constitution à Moqattam, on
l’a conspué et on lui a jeté des pierres ...
Abdel-Rahman Youssef suit de près tout ce qui passe mais
jamais son intérêt pour la politique ne l’a empêché de
composer des vers, passant le gros de son temps à sa
résidence de Kafr Hakim, au 6 Octobre. « Mon ultime bonheur
est d’écrire au bord du ruisseau. La vie en ville entrave la
créativité et consomme beaucoup de temps ». Selon lui,
écrire sur la personnalité égyptienne doit s’accompagner
d’une fine observation du paysage rural. Car d’après lui, la
campagne est riche de ses expériences humaines. L’écrivain
doit en tenir compte plutôt que s’intéresser aux prix et aux
concours littéraires. Complexité, sensibilité, honnêteté ...
Toutes ces notions se mêlent pour donner jour à une poésie
bien coupée, rythmée et précise.
Dina
Ibrahim