Nubie. Heissa, village réservé aux seuls
natifs de cette zone, abrite des milliers de personnes qui mènent un quotidien fait de simplicité, mais qui les prive de tous les services, y compris ceux de santé. Il reste pour eux cependant un emplacement idyllique.
Le paradis perdu
Après une
demi-heure à bord d’une felouque
au cœur du Nil, dans une région
d’Assouan, avec tout autour
un paysage magnifique et des ruines pharaoniques, des maisons perchées sur des collines font leur apparition et attirent le regard du promeneur. Et en bordure de cette île, qui semble préserver son originalité depuis des milliers d’années, des femmes nubiennes descendent des felouques.
Elles portent sur leurs têtes des sacs de farine, des paniers remplis de pain ou des bonbonnes de gaz. Elles doivent grimper
les collines, tout le long des routes non pavées et sous
une chaleur torride, pour accéder à leurs maisons
dispersées dans les différents coins du vaste village. Heissa est l’un
des trois villages nubiens situés au sud d’Assouan,
entre le Haut-Barrage et le Réservoir
d’Assouan. Il abrite des milliers de personnes qui mènent un quotidien pas facile à vivre, surtout qu’elles sont privées de beaucoup de
services. Datant du temps
des pharaons, Heissa est le nom d’un roi qui avait régné
lors de ces époques, comme l’explique hadj Abdel-Hadi, l’un des plus anciens habitants du village, qui d’ailleurs n’accueille que les Nubiens. « C’est interdit aux étrangers », comme l’assure am Sally, chef d’une grande famille
à Heissa. « Si un étranger,
c’est-à-dire qui n’est pas
un Nubien, essaye de construire une maison parmi nous,
les gens du village iront jusqu’à la démolir », dit-il. « Pour qu’ils n’envahissent pas le
village », poursuit Asmaa, fille du village, qui, comme les autres habitants, jouit de la fraîcheur et du beau temps de l’île ainsi que
de son paysage hors du commun qu’elle contemple à partir
de sa modeste maison. Cependant, elle cite un tas
de problèmes dont souffrent les habitants de cette
belle île. « Nous n’avons pas accès aux services
qui sont tous situés dans la ville d’Assouan. Et pour y accéder, il faut attendre
un homme avec sa felouque qui nous emmènerait faire nos achats ou même
nous faire soigner. Ici pas d’épicerie, ni de marchands
de légumes ou même des fours pour préparer le
pain », explique Asmaa, diplômée depuis plusieurs années et qui passe son temps à induire de henné les filles lors des noces du village. Sortir faire des provisions est la seule occasion de voir des choses, pourtant le déplacement reste une source de difficultés.
Le gouvernement peu soucieux
C’est ce que pense Asmaa qui voit que cette
île est complètement
négligée de la part du gouvernement qui, cependant, « sait que nous
existons puisqu’il nous envoie des factures d’électricité assez chères pour des voisins du Haut-Barrage », dit la jeune fille. Le manque des moyens de transport semble être le grand mal qui gêne les habitants. « Nous manquons d’embarcations à des horaires fixes et réguliers pour notre déplacement. Nous passons des heures au port à attendre un bateau en passage
», dit Doaa, 22 ans, ayant un
diplôme d’hôtellerie mais qui n’a pourtant
pas le droit de travailler dans un hôtel à
cause des traditions qui règnent dans
les communautés nubiennes.
En fait, les bateaux et felouques qui font le transport
sont ceux des hommes du village qui travaillent dans le secteur du tourisme
et les utilisent pour permettre
aux touristes de faire des excursions dans le Nil. Cependant, durant l’été, le tourisme est en pleine récession dans la ville à
cause de la chaleur, ce qui
réduit la plupart des
habitants au chômage. Un chômage qui s’ajoute aux fardeaux des jeunes détenteurs des diplômes
techniques ou universitaires
et qui ne trouvent pas des opportunités de travail.
Pourtant, le chômage
dont souffrent les jeunes Nubiens n’a rien changé
dans les traditions de cette
communauté. Ici,
les jeunes doivent payer
des sommes énormes pour se marier comme le dictent les traditions. En attendant, durant ces jours d’été et de récession, ils passent le clair de leur temps à jouir
de la belle nature de leur île
tout en regrettant ses carences. Et si
un des voisins tombe malade, on risque de ne pas pouvoir le sauver et il peut
mourir en route. « C’est habituel que plusieurs malades
meurent à cause de l’absence de clinique ou d’unité sanitaire
sur l’île. Parfois les femmes donnent
naissance à leurs enfants sur les felouques », explique Hadil, élève en 3e année secondaire et qui devrait passer une demi-heure en route pour aller à l’école ou
pour passer ses examens. L’île ne comprend qu’une
seule école primaire. « Pour poursuivre
nos études, nous devons nous
lever de bonne heure pour attendre l’embarcation qui nous emmène à
nos écoles au quartier du Réservoir
ou à Assouan-ville
» dit Hadil, qui cependant n’aime pas quitter son
village comme d’autres jeunes qui ont décidé de le faire pour fuir ces conditions de vie précaires.
La beauté pour tout compenser
« Ici, c’est la fraîcheur, le calme et la nature incomparable,
le rassemblement des amis
au bord du Nil et les récits qu’on raconte
devant le seuil de la maison avec les voisins. En plus
de la sécurité qui règne dans notre village, ici nous pouvons
dormir en laissant
Un minimum comme le demande Hamada, jeune habitant de Heissa qui s’indigne du manque
de l’eau potable et de l’absence
d’un système d’égouts. « Nous buvons l’eau
du Nil directement puisque l’appareil de la
purification d’eau est en panne depuis des mois », dit-il en dialecte nubien traduit par sa cousine qui fait aussi la traduction des quelques mots prononcés
en anglais qu’ils ont pu capter
grâce à leur
contact quotidien avec les touristes,
dont ils se vantent. Des contacts et des acquis qui ont influencé le quotidien des
habitants de l’île de Heissa
qui semble aujourd’hui un amalgame des anciennes traditions
et aussi de quelques
touches de modernité. Un
mélange qui crée des scènes
contradictoires dans ce paysage vierge.
Des nouvelles maisons construites en béton se tiennent à côté
de celles anciennes construites en argile et en paille. Des télévisions et des paraboles rassemblent les jeunes dans quelques
maisons autour des films indiens et des feuilletons turcs.
Des climatiseurs défient
les rayons de soleil et la chaleur torride
dans certaines maisons malgré leur simplicité et ancienneté. Et pour apprendre des nouvelles des voisins, le portable est beaucoup
plus facile à utiliser que de faire des kilomètres à pieds sous
la chaleur de la journée. Des aspects de modernité qui donnent aux habitants de l’île le
sentiment qu’ils ont droit à quelques
services. Ici, nombreux
sont les habitants qui passent leur temps devant le petit écran à suivre les programmes
de talk-show et les nouvelles du
monde. Quant aux femmes, beaucoup ont renoncé à leurs
spécialités et leurs travaux manuels
pour suivre les feuilletons télévisés.
Fin de l’eldorado ?
Durant les soirées, les nouvelles de Mirna et Khalil, Nour
et Mohanad et Lamis et Yehya, les vedettes des
feuilletons turcs, sont au
centre des commérages.
Et bien qu’elles vivent
au milieu d’un paysage primitif,
beaucoup de petites filles s’habillant
à la mode s’intéressent
plus à écouter les chansons
de Tamer Hosni, Elissa et Hayfaa Wahbi et n’apprécient pas beaucoup celles
de Mounir, d’origine nubienne. Un mode de vie nouveau
qui fait que Siham, une fille de 12 ans, n’a pas pu
cacher ses admirations pour
les muscles de Tamer Hosni, qu’elle
qualifie de l’homme de ses rêves, même
si elle n’est
pas autorisée à épouser un non Nubien.
« C’est quand même
un rêve », dit-elle.
Certaines d’entre elles refusent
même à parler
le dialecte nubien et trouvent que
c’est plus moderne de parler en égyptien ou en anglais. Elles se sentent gênées par certaines traditions
qui ne permettent pas aux
femmes de sortir pour une
excursion ou une promenade
en ville.
Ici, elles sont seulement
autorisées à sortir faire des achats et s’approvisionner des besoins de la maison. Un fardeau quotidien
pour les habitants de Heissa, qui, malgré les aspects de modernité
et l’éducation, aiment toujours préserver un mode de vie
paisible et différent sur leur île,
située dans ce paysage magnifique.
Tout leur souci : « Un peu plus de services et un
peu d’attention de la part
des responsables pour un peuple
oublié au cœur du fleuve », conclut
Asmaa, fiancée depuis 4
ans.
Doaa Khalifa