Périls. Marcher dans
la rue égyptienne devient aujourd’hui hasardeux. Entre les bouches d’égouts
sans couvercle, les chauffeurs imprudents, les trous peu visibles et
l’éclairage faible ou absent, le chemin est loin d’être sécurisé. Etat des
lieux.
Une aventure à haut risque
«
Bélal … Bélal … il est où mon enfant ? », a crié d’un ton hystérique Amal
Fathi, 22 ans, femme d’un poissonnier, qui n’a pas arrêté depuis ce jour-là de
pleurer son petit. Jour et nuit, ses larmes ne sèchent pas. Les cauchemars la
poursuivent quand elle se rappelle la scène de la perte de son garçon de trois
ans. C’était un après-midi d’été, il y a à peine un mois, en juin dernier,
lorsque Amal a décidé d’emmener ses deux enfants pour jouer dans le jardin
public de Mansouriya dans le quartier des Pyramides. Le petit Bélal, passionné
de football, joue un match avec les autres gamins présents dans le jardin. Le
ballon se dissimule à côté d’un arbre et le petit n’hésite pas d’aller le
chercher pour poursuivre le jeu. Il disparaît pendant quelques minutes. La
mère, inquiète, le cherche partout. Toutes les idées lui frappent l’esprit,
sauf le fait qu’il soit tombé dans cet égout caché dans le gazon. Elle fait le
tour du jardin, et quand elle commence à réaliser ce qui s’est passé, elle se précipite
pour le sauver. Mais en vain. Le drainage de cet égout s’écoule vers le canal
d’Al-Mansouriya qui va du Sphinx jusqu’au début de la rue Fayçal. Elle est
entièrement couverte et même les éboueurs n’arrivent à y pénétrer qu’avec une
grande difficulté. Ce n’est que le lendemain qu’ils réussissent enfin à faire
sortir le cadavre de l’enfant mort asphyxié.
Une
affaire qui se répète souvent et qui s’intègre dans le quotidien dangereux des
Egyptiens. Ceux-ci vivent une aventure à haut risque en circulant dans la rue. Le
danger est difficile à éviter. Entre les bouches d’égouts sans couvercle et
sans aucun contrôle de la part des municipalités, les crevasses, les chauffeurs
imprudents et le trottoir quasi absent, le citoyen se fraye difficilement un
chemin. « Les piétons sont de vrais funambules et les chauffeurs, surtout ceux
des poids lourds, ressemblent à une horde d’éléphants en furie lancée dans la
brousse. Une aventure qui a poussé même les ambassades de certains pays comme
les Etats-Unis, la France et la Suisse à avertir leurs citoyens du danger
qu’ils vont rencontrer dans les rues du Caire et des précautions à prendre »,
ironise Ahmad, journaliste de 60 ans. Quant au citoyen égyptien, il n’a qu’à
faire face à cette fatalité. Il a appris à user de toutes ses capacités et à
s’attendre à toutes les surprises. Un périple qui nécessite toute la lucidité
possible. Car si le pire arrive, personne, et surtout pas la loi, ne lui rendra
justice !
D’ailleurs,
les chiffres de l’administration des routes et du transport assurent que Le
Caire compte environ 9 000 bouches d’égouts réparties sur un nombre total de 22
000 rues et qui inondent les rues de la capitale en cas de pluie, provoquant à
leur tour des accidents de la route. Une scène très fréquente dans les rues du
Caire et de Guiza qui se transforment en grands lacs à cause de l’état précaire
des égouts. Et ce n’est pas tout. Les rues témoignent dernièrement de cas de
vols des couvercles d’égouts. Le quotidien d’opposition Al-Wafd avait lancé une
campagne sur ce nouveau phénomène, dénonçant la disparition de 6 000 couvercles
d’égouts à Alexandrie. Les rumeurs qui circulent pointent du doigt certains
brocanteurs qui les vendent aux usines de fer afin de les faire fondre et les
recycler. Une pratique qui a coïncidé avec la hausse incessante du prix du fer
ces derniers temps. « Ces brocanteurs remplacent les couvercles par du carton.
Ce qui menace les piétons de tomber dans ces égouts. Un seul pas non calculé
signifie tout simplement la mort », explique Waël, ingénieur de 40 ans.
Ce qui
aggrave encore plus la situation, c’est l’absence de tout contrôle de la part
des responsables sur l’état de ces égouts. Tous les organismes se lancent la
balle. Car la question est trop compliquée, voire complexe. « La responsabilité
de la réparation, de la purification et de la maintenance des égouts est
répartie entre les municipalités, l’administration des routes et l’organisme de
planification urbaine », confie le général Ibrahim Abdel-Fattah, président du
quartier de Madinet Nasr, Est.
Bienvenue au cirque !
Rue
Al-Galaa, la rue qui témoigne la plus grande densité de circulation. 300 000
véhicules la traversent par heure. Au carrefour situé à côté de l’hôtel Hilton
Ramsès, le fait de traverser la rue pour atteindre le terminus d’en face
nécessite du courage. Un afflux de voitures venant de toutes les directions qui
ne tiennent aucun compte de ces passants effrayés. Pourquoi s’arrêter ? On
traverse à toute allure en klaxonnant pour dissuader ceux qui viennent de la
voie perpendiculaire. Le bruit des freins se mêle aux cris des passants faisant
tout pour éviter un accident presque évident. Les piétons, eux, n’ont pas le
choix. Feu rouge ou feu vert, aucune voiture ne s’arrête. Leur seul espoir
réside dans la nouvelle loi de circulation qui a durci les peines dans les cas
de contravention. En attendant, ils se faufilent entre les voitures aux
conducteurs impatients. Un piéton doit être plus que prudent. C’est presqu’un
cirque. Le peu de trottoirs au milieu, les ponts pour piétons et les tunnels
insuffisants n’aident pas ces passants perdus au milieu de ce vacarme.
Selon
les chiffres de l’Organisme national des ponts et chaussées, il y a eu 8 000
morts et 29 000 blessés lors des 30 000 accidents ayant eu lieu en 2006 sur les
routes égyptiennes. 90 % des accidents mortels ont lieu sur des routes locales
et non pas sur les autoroutes. Selon la même source, 60 % des victimes des
accidents sont des jeunes et l’Egypte perd chaque année 3 milliards de L.E. à
cause de ce phénomène. Une autre étude publiée par le Centre des informations
et du soutien des décisions dépendant du Conseil des ministres a révélé que 93
% des accidents sont dus à l’imprudence des conducteurs, alors que les 7 %
restants sont dus à l’état précaire des routes (plus que la moitié de ces
routes ne sont pas pavées ou sont trop étroites) et au mauvais climat. «
Beaucoup de chauffeurs de microbus ne possèdent pas de permis de conduire. Ils
sont trop jeunes et ne connaissent pas le code de la route », avoue le Dr
Abdel-Réhim Chéhata, ex-gouverneur du Caire et ministre du Développement local.
Le
trottoir est aussi un luxe. Celui-ci disparaît au fur et à mesure. Les chiffres
assurent que le nombre de véhicules dans la rue égyptienne dépasse de trois
fois la capacité de celle-ci. D’après Ossama Oqeil, urbaniste, on a besoin de
créer des chemins alternatifs, puisque nous voulons passer de 47 000 km à 170
000 km pour répondre au nombre croissant des automobiles qui s’élèvent
aujourd’hui à 2,4 millions de véhicules.
En
plus, « garer en Egypte coûte cher. Ceci explique pourquoi le trottoir sert
aujourd’hui comme un parking bon marché. Le nombre de voitures qui ne cesse
d’augmenter risque de faire disparaître tous les trottoirs d’Egypte », explique
Saad, fonctionnaire, tout en ajoutant que ce sont seulement les rues du
centre-ville qui sont planifiées de façon à respecter le piéton. « La sécurité
du piéton est loin d’être prise en compte. La situation va de mal en pis. La
surface du trottoir ne cesse de se restreindre à cause des tas de poubelles qui
s’y accumulent et qui deviennent à leur tour des sources de contamination dans
la rue ».
Si
telle est la situation dans les rues du Caire, elle devient beaucoup plus grave
pour les personnes âgées et les handicapés. « Il n’existe aucun service dans la
rue pour les handicapés. Partout dans le monde, des passages sont consacrés
pour les fauteuils roulants afin de faciliter la vie à cette catégorie. Cependant,
se déplacer sur un fauteuil roulant en Egypte est presque impossible. Un
casse-tête quotidien pour grimper un haut trottoir ou bien pour descendre, ce
qui nous oblige souvent à rester enfermés chez nous et ne plus sortir dans la
rue pour éviter ce cauchemar. Nous sommes marginalisés dans la rue aussi bien
que dans la liste des priorités des responsables », crie Bassem, qui a perdu
l’une des ses jambes dans un accident, en réclamant que la nouvelle loi pour
les handicapés devrait prendre en considération le droit de ceux-ci à une rue
sécurisée. Rentrer sain et sauf chez lui est une grâce de Dieu. D’après
l’urbaniste et le chercheur Mamdouh Al-Wali, la rue égyptienne reflète à son
tour le chaos politique que vit aujourd’hui la société égyptienne. « On tente
de résoudre le problème à travers les lois. Ce qui veut dire trouver une
solution policière bien que celle-ci doive être la mission des urbanistes en
premier lieu. Et ce qui aggrave la situation, c’est que certains officiers
exploitent le chaos de la rue pour en tirer profit à travers les indemnités ou
bien les pots-de-vin pour garer ou briser un feu. Cela veut dire que le citoyen
doit payer aussi le prix du chaos et celui d’une rue qui manque le minimum de
sécurité », ajoute Al-Wali. Il réclame le retour du service de la baladiya, un
organisme qui a disparu après 1958. Celui-ci s’occupait de la sécurité de la
rue, son pavage, son éclairage, ses égouts et sa propreté. « Un seul coup d’œil
sur les anciens films suffit pour apprendre le fossé qui sépare l’état de la
rue égyptienne dans les années 1940 et 50 et celui d’aujourd’hui ».
Or, le
danger des véhicules, les bouches d’égouts ouverts et l’absence du trottoir ne
sont pas les seuls défis que doit affronter le piéton dans la rue égyptienne. Dans
une petite ruelle située dans le quartier de Madinet Nasr, c’est un véritable
enfer. Avec le coucher du soleil, la région plonge dans le noir. Les piétons
sont comme les fantômes. Les poteaux d’éclairage sont là, mais sont tous
éteints. Et personne ne connaît quelle en est la raison. « C’est seulement la
première partie de la rue qui jouissait du luxe de l’éclairage, alors que tout
le reste est obscur. Un haut responsable habite cet immeuble situé dans la
partie éclairée. Et bien qu’on se serve de cette faible lumière pour voir la
route le soir, aujourd’hui ce n’est plus le cas, car ce responsable a quitté
son poste. Toute la région manque d’éclairage. Lorsque mon mari sort pour faire
la prière d’Al-Eicha, il doit se servir de son portable pour voir où mettre le
pied, car il risque de tomber dans un trou ou dans un égout », confie Racha,
journaliste de 36 ans.
Dina Darwich