Autobiographie.
« L’Age de turbulence », qui vient de sortir en arabe,
raconte l’histoire d’un faucon républicain qui a contribué
de près à la rédaction de l’Histoire américaine
contemporaine, et s’est retiré sans réviser ses convictions.
Le maestro du Wild West
Rien
ne semble plus ennuyeux qu’un livre rédigé par un
économiste. Cependant, L’Age de turbulence, par Alan
Greenspan, n’est qu’une exception. Ce n’est pas une simple
autobiographie du gouverneur de la plus grande Banque
Centrale, la Réserve fédérale des Etats-Unis. Mais aussi,
c’est l’essence de toute une vie au-delà d’une carrière. Une
essence qu’il a tirée d’après ses mémoires et ses réflexions
qu’il écrivait lors de ses baignades quotidiennes depuis un
accident où il s’est blessé le dos en 1971.
Le plus intriguant, c’est que Greenspan reste loyal au
capitalisme en défiant toutes les convictions en cours sur
l’injustice sociale et la compétition brute. « A l’âge de
vingt ans, j’appréciais cette image de la société
capitaliste, à savoir rude et peu respectueuse de l’ordre et
des lois. Et ce, sans me rendre compte dans le temps de
cette contradiction constitutionnelle flagrante concernant
l’esclavage ». A l’âge de 84 ans, il reste toujours un
fidèle du capitalisme du laisser-faire. Il suffit de lire
ses propres mots louant le capitalisme du XIXe siècle, où
régnait la compétition dans sa forme la plus « pure ». « Les
Américains savourent la joie des contes héroïques des
cow-boys, avec leurs troupeaux de bétail tout le long du
chemin du Texax au Kansas », cite-t-il. Il regrette ne pas
vivre ces jours, mais trouve une certaine compensation du
fait qu’il ait vécu la transition des économies
ex-socialistes vers ce qu’on appelle « la thérapie de choc
». Ce terme est né en Pologne, quand le gouvernement avait
décidé de remplacer — du jour au lendemain — le système où
l’Etat fixait les prix de tous les biens et services par les
mécanismes du marché. La hausse vertigineuse des prix qui en
a suivi s’est graduellement repliée, ce qui a apaisé les
convictions de Greenspan concernant l’efficacité des forces
du marché. Les gens qui se sont appauvris d’un jour au
lendemain ne l’ont pas incité à revenir sur ses pas.
Pour lui, sur le long terme, tout le monde profitera, grâce
a une croissance économique soutenue, même s’il y aura de
temps en temps des gens qui perdront leur travail, ou des
entrepreneurs qui déclareront faillite. Ce n’est en fait que
la splendide « destruction créative ». Ou comme il l’appelle
dans d’autres emplacements de son œuvre « le dynamisme du
capitalisme ».
Le télégraphe est l’exemple typique qu’il a donné pour
illustrer son point de vue. Pendant les années 1930,
l’industrie du télégraphe avait le vent en poupe, avec plus
d’un demi-million de messages envoyés quotidiennement, liant
les marchés américains à leurs homologues outre-Atlantique.
Apprendre le code Morse était en vogue. Toutefois, c’est
aussitôt que les appareils de télex ont remplacé le
télégramme. C’est plus économique, plus pratique, et moins
coûteux. Pour Greenspan, cela est plus important que le fait
que de grands nombres d’ouvriers aient perdu leur travail,
au moment où d’autres ont été embauchés pour taper les
correspondances des entreprises dans les langues
maternelles. Le taux de chômage n’est-il pas resté le même ?
Greenspan a vécu plusieurs fois ce processus de progrès et
de disparition, lors de son travail au bureau
Townsend-Greenspan, comme consultant. Pour lui, cette mise à
l’écart des technologies obsolètes pour les remplacer par
d’autres plus modernes est le seul moyen d’accroître la
productivité, et pour hausser le niveau de vie. Le mécanisme
du marché — à travers les siècles — a réussi à écarter ceux
qui manquent d’efficacité et par contre, à rémunérer ceux
qui prévoient la demande du consommateur et lui obéissent
avec l’exploitation efficace du capital et de la
main-d’œuvre. Le plus cynique, c’est que Greenspan a passé
la plus grande partie de sa carrière jouant le rôle du
sauveur de l’économie américaine de ses maux, que ce soit la
récession, l’inflation ou le chômage. Si le père de
l’économie Adam Smith a inventé le terme de « la main
invisible » qui signifie l’auto-puissance éternelle des
marchés à régler leurs problèmes, sans intervention de la
part des gouvernements, Greenspan n’était en fait que cette
main invisible. Il a excellé dans ce rôle sans que les
différents agents du marché ne sentent qu’il met son nez là
où il ne faut pas. C’est ainsi qu’il est devenu le héros de
Wall Street pendant plus de 14 ans. Il a même avoué au fil
des pages qu’il a dû faire des compromis, pour lier intérêt
économique (comme il le perçoit) et intérêt politique (des
présidents). Une fois, une vague d’épanouissement économique
en 1996-97 l’a poussé à faire le plus grand compromis de sa
vie : Se marier. Cependant, il lui a fallu un mois de
travail ardent avant de passer la lune de miel à Vienne, à
l’issue d’ une conférence monétaire là-bas.
En somme, après avoir lu quelque 600 pages, on finit
drôlement par respecter cet homme qui a partagé sa carrière
politique avec des faucons de guerre comme Don Rumsfield et
Dick Chenney, comme il les appelle.
Salma
Hussein