A 65 ans, Samir Hassan,
président du Comité de suivi des revendications nubiennes,
ouvre un dossier longtemps resté silencieux : le souvenir de
ses ancêtres. Un autre défi pour cet ouvrier qui a toujours
refusé le calme des eaux stagnantes.
Le cri d’un fils du Nil
Rebelle comme les effluves du Nil, doux comme sa quiétude,
Samir Hassan Al-Arabi, activiste nubien, semble être un fils
légitime du fleuve. Un sourire amer trahit pourtant ses
traits pacifiques. Il change de tempérament aux premières
assertions qui lui déplaisent. Exil, souffrance et solitude
ont forgé la personnalité de cet activiste. Il est une
figure de proue de la communauté nubienne, décidant de
briser le ghetto qui lui a été imposé et faire entendre à
tout le monde le cri d’un peuple qui a payé de sa vie pour
la modernisation de l’Egypte.
Son village Danoud a disparu suite à l’instauration du
Bassin d’Assouan en 1902, et sa famille, descendante d’Al-Kenouz,
a émigré au Caire lors de la deuxième guerre mondiale
(1939-1945). Cependant, elle ne renonce pas au retour un
jour sur sa terre, bordant le Nil. Mais après les
différentes élévations du bassin des années 1930 et la
construction du Haut-Barrage en 1964, l’ancienne Nubie a été
rayée de la carte. La dispersion du peuple nubien aux quatre
coins de l’Egypte commence alors.
Né en 1943 au Caire, Samir n’a jamais vu son village Natal.
Pourtant, il ne parvient pas à se fondre dans les masses de
la capitale. Son sentiment d’émigré hante son âme et grandit
avec lui. Le silence passé sur les droits perdus de sa
communauté l’exaspère et attise sa décision de lutter. Il
entame sa lutte à l’âge de 50 ans, et s’avère aujourd’hui un
activiste farouche prêt à payer de sa vie pour le dossier
nubien. Il ne rate aucune occasion de présenter sa cause,
gagner la sympathie de l’opinion publique et accéder aux
responsables. « L’expérience m’a appris que la cinquantaine
d’ONG nubiennes présentes sur le terrain œuvrent pour la
solidarité sociale et la préservation du patrimoine. Mais
elles négligent la revendication du droit à la citoyenneté.
Le cumul de la peur et de l’hésitation au fil du temps leur
a inculqué l’oubli. D’ailleurs, l’acte social nubien est
marqué parfois par la divergence ethnique (vadiq-Kenouz). Il
est l’heure alors d’unir le rang nubien sous une nouvelle
vision de l’acte civil conforme aux droits de l’homme »,
assure Al-Arabi.
A 65 ans, ouvrier à la retraite, il ne baisse pas les bras
et décide d’entamer un branle-bas de combat. Il fonde donc
le comité chargé de porter les revendications nubiennes au
plus haut niveau gouvernemental. Un travail qui consiste à
revigorer les instances de ce comité, fondé dans les années
1960 pour défendre les droits nubiens, et qui s’est éteint à
la suite de la dernière vague d’émigration après Nasser. Ce
nouveau comité place son action dans 5 gouvernorats où se
trouve une agglomération nubienne importante, l’amenant à
cautionner son objectif de faire accéder ses réclamations et
ses voix à la large population. Et ce, par des moyens
méthodologiques et scientifiques afin d’unir et coordonner
les efforts déployés. Dans cette bataille, Samir investit
son savoir et son activité syndicale qui lui a valu 5 fois
d’incarcération pour dissidence avec le régime et le renvoi
deux fois de son travail. Il ne tarde pas à faire le tour
des ONG qui œuvrent pour les droits de l’homme. Il fouille
partout à la recherche d’un document qui assure le droit
nubien. Il va aussi jusqu’à se référer aux conventions
internationales signées entre le gouvernement égyptien dans
les années 1960 et la FAO, garantissant le droit des Nubiens
à habiter les rives du lac Nasser, une fois que le niveau de
celui-ci devient stable. Il se déplace également pour
exprimer sa solidarité aux 250 femmes qui habitent encore la
région nubienne sinistrée et les aider à contacter le
Conseil de la femme, les ONG et les députés pour faire
valoir leur droit à demeurer sur leur terre. Il obtient
aussi l’empathie des écrivains, des journalistes et des
intellectuels. « Nous avons beaucoup souffert. On a sacrifié
nos terres, nos maisons ainsi que les cimetières de nos
aïeux. Une promesse de nous indemniser, formulée depuis plus
de 40 ans, n’a jamais été concrétisée, et le droit nubien a
été bafoué. De plus, le gouvernement veut attribuer les
nouvelles terres du sud aux investisseurs, alors qu’elles
reviennent de droit aux Nubiens. Il suffit d’invoquer le
recensement de 1964 qui assure qu’ils ont besoin de 5 521
logements alors qu’ils n’habitent que le tiers de ce quota,
aujourd’hui », s’indigne Al-Arabi tout en ajoutant que les
anciens émigrés ont été obligés de s’installer dans une
région distante de 50 km de l’eau potable, alors qu’ils
étaient accoutumés à avoir le Nil à leur portée. « Dans des
conditions lamentables, 1 500 enfants ont trouvé la mort
durant la première année qui a suivi l’émigration. Dans un
lugubre sentiment, nous avons baptisé un jardin d’enfant et
un cimetière, tant le nombre d’enfants qui y sont enterrés
était colossal »,déplore-t-il sur un ton amer. Ce calvaire,
Hassan l’a très tôt éprouvé dans sa propre chair.
Ses parents ont essayé de lui occulter certaines vérités
pour ne pas intensifier sa haine. Mais le petit Samir lisait
dans le regard de sa mère la douleur qu’elle dissimulait.
Cette grande dame, fille d’un maire qui possédait une île,
se trouva étrange et pauvre dans la capitale. Elle a perdu
un de ses frères lors du conflit avec les Anglais, alors
qu’un autre a choisi de partir au Soudan après l’émigration,
et ses sœurs ont été essaimées dans les différents
gouvernorats d’Egypte. Sa douleur transparaissait dans les
airs tristes qu’elle chantait, pour tremper son ennui. Ses
chansons inculquaient à sa progéniture l’amour de la langue
nubienne et la nostalgie des histoires d’un beau passé. «
Dans l’absence de la terre, d’un village natal, la mère est
pour l’individu le symbole de ces origines, ses racines.
j’ai vécu la mort de la mienne comme une terrible rupture
avec mes attaches ethniques », dit-il. A l’instar de la
plupart des Nubiens, le père de Samir était contraint
d’accepter un travail marginalisé pour pouvoir vivre au
Caire. Chauffeur, il a dû refuser un bel habitat pour loger
dans une pièce exiguë sur le toit d’un immeuble au
centre-ville. Il éprouvait incessamment un sentiment
d’insécurité qu’il partageait avec la majorité de sa
communauté. Cependant, ce logement précaire leur servait
d’alibi ; le déplacement de leurs terres ne serait que
provisoire. Au quartier d’Abdine qui rassemblait la plupart
de la communauté, Samir se sentait entouré par sa grande
tribu. Souffrant de la discrimination des siens par ses
camarades d’école, il choisissait ses amis parmi ses
coregionnaires. Ses camarades se moquaient de son teint
foncé, lui ôtaient son tarbouche, le surnommant Hobo hobo
(mot familier et raciste qui signifie cendre). Plus tard, il
voulait protéger les filles de sa tribu de cette vision
péjorative. Il se marie avec une cousine, mais se garde bien
d’élever ses filles dans les idées issues des vieilles
traditions. « Bien que je sois un farouche combattant de la
cause nubienne, je lutte contre les traditions rétrogrades
qui exigent que les Nubiens se marient entre eux pour
conserver les liens tribaux ». Une de ses filles est
aujourd’hui une journaliste émancipée.
Dans les couloirs, du club nubien qu’il a présidé plusieurs
fois, il arrive à comprendre l’essence de l’histoire
nubienne. Le chagrin, la nostalgie et le rêve du retour
constituent le sujet principal de toute rencontre. Ce
chagrin a développé en lui l’esprit d’artiste. Il estime que
chaque Nubien est un artiste d’instinct. L’architecture
nubienne fut une source d’inspiration pour l’architecte
Hassan Fathi. La musique nubienne a donné au chanteur
Mohamad Mounir sa particularité. Le patrimoine nubien a
caractérisé les œuvres de l’écrivain de renommée Haggag
Adoul. « La nature pittoresque où est né cet individu et qui
unit ce contraste eau, désert et verdure a longtemps creusé
son talent », ajoute Samir qui croit bien dans l’importance
de l’art pour changer la réalité. « Lorsque j’ai lu le roman
Al-Chamandoura, je me suis rendu compte à quel point les
Nubiens ont souffert. Cet ouvrage raconte exactement ce qui
a eu lieu. Et depuis j’ai décidé de changer mon itinéraire
pour consacrer mes efforts au potentiel de notre lutte »,
explique-t-il. Ce roman fait partie de 6 000 autres titres
qui forment sa bibliothèque. « Je m’intéresse vivement au
patrimoine nubien qui explique les secrets de l’identité
nubienne. Encore jeune, la chanson orientale ne me ravisait
pas. Je préférais les chœurs répétés dans les cérémonies
nubiennes ».
Pourtant jusqu’à 1990, selon lui, la communauté nubienne ne
disposait pas d’une documentation sur son patrimoine. Il
fallait donc qu’il se lance dans une autre bataille pour
préserver les arts nubiens à travers le club nubien. « Les
anciens chanteurs qui maîtrisaient la chanson nubienne sont
partis aux pays du Golfe. De retour, ils ont fait de
l’argent et ne voulaient plus poursuivre leur carrière ».
Pendant deux ans, Samir devait tenter de les convaincre de
l’importance du retour. « Je leur répétais que Nasser a fait
disparaître nos maisons et vous, à votre tour, allez
enterrer nos arts ». Enfin, il marque un score et organise
le premier festival pour les arts nubiens qui a duré six
jours en 2005.
Entre le chagrin de l’artiste et la colère du rebelle,
Hassan reste un grand rêveur. Il aspire encore à regagner
son village natal sur les rives du Nil afin d’y achever sa
vie. « Lorsque les maisons des villes situées sur le Canal
de suez ont été détruites après la défaite de 1967, ses
habitants ont regagné de nouveaux logements une fois que la
guerre de 73 était terminée. Alors pourquoi devrait-on
attendre toutes ces années avant de regagner les nôtres.
Sommes-nous des citoyens de second degré ? Il est vrai qu’on
a pu réaliser quelques bénéfices, mais le trajet reste
encore long … », conclut-il.
Dina
Darwich