La place de l’écrivain dans la société
Mohamed Salmawy
Le
roi Carl XVI Gustaf de Suède m’a dit : « Si j’étais
écrivain, j’abdiquerais le trône et je ne ferais qu’écrire
». L’écrivain est le symbole de la nation. On ne peut pas le
former comme un médecin ou un ingénieur, mais il naît avec
ce don. C’est pourquoi les nations civilisées sont celles
qui savent découvrir l’écrivain dès sa plus tendre enfance.
Elles le parrainent jusqu’à ce qu’il devienne écrivain et
qu’il relève leurs prestiges.
Le progrès des nations ne se mesure pas en fonction du
nombre de politiciens, mais en fonction du nombre
d’écrivains et de la place qu’ils se taillent dans la
société.
Ceci a eu lieu en décembre 1998 durant les cérémonies de la
remise du Nobel Mahfouz à la capitale suédoise Stockholm. Le
roi et son épouse avaient l’habitude d’accueillir après la
fin des cérémonies chaque lauréat, l’un après l’autre, à
titre individuel. Au cours de ce tête-à-tête, la reine
Silvia s’est mise à discuter avec les deux filles de notre
grand homme de lettres et avec mon épouse. Le roi a choisi,
lui, de mener une discussion avec moi à propos de la valeur
de l’écrivain dans la société. J’ai été étonné par la place
privilégiée qu’accordait le roi à l’écrivain et à laquelle
nous avons appelé il y a bien longtemps. Je me suis demandé
combien de dirigeants de par le monde réalisent cette place
? Quel est l’impact que les écrivains ont sur leurs
sociétés, et quel est le regard que leur porte le monde,
notamment ici dans notre monde arabe ? D’autant que
l’écrivain se trouve souvent en confrontation hostile avec
son gouvernement, qui pourrait le mener, au pire des cas, à
l’incarcérer, l’ignorer et à le marginaliser, dans le
meilleur des cas.
Si
nous observons notre état en Egypte, nous trouverons que la
place de l’écrivain a beaucoup régressé au cours des
dernières décennies. D’ailleurs, l’exemple le plus simple
est la manière avec laquelle la presse et les médias
traitent l’écrivain et qui reflète en général le recul du
regard porté à lui et à son importance. D’aucuns pourraient
s’étonner, s’ils passent en revue l’un des anciens numéros
de nos journaux, de voir que la publication d’une poésie
signée par Ahmed Chawqi, surnommé Prince des poètes, était
l’événement de l’édition à une époque donnée. Elle était
publiée à la une du journal et était traitée comme une
manchette politique. Il était normal de voir les grands noms
de la presse à l’exemple de Abbass Mahmoud Al-Aqqad ou
Mohamed Hussein Heykal pacha débattre des grandes causes
nationales sur les pages des journaux, depuis l’occupation
britannique, jusqu’à la corruption de la royauté, en passant
par la cause palestinienne et les abus des partis.
D’étroites relations d’amitié liaient nos écrivains à leurs
homologues de par le monde. Nous avons vu par exemple Taha
Hussein présenter Jean Cocteau lorsqu’il était en visite en
Egypte et nous avons vu André Gide écrire sur Tewfik
Al-Hakim.
D’autres pourraient d’emblée dire : mais où sont donc
aujourd’hui Taha Hussein, Al-Aqqad ou Tewfik Al-Hakim ? A
mon avis, la question aurait dû être posée autrement : Qui a
formé Taha Hussein, Al-Aqqad, Tewfik Al-Hakim et les autres
qui étaient les symboles de leurs époques ? N’étaient-ce pas
leurs propres sociétés ? Si aujourd’hui, il n’y a pas
d’Ahmed Chawqi ou d’Al-Aqqad, ceci veut dire que la société
a ignoré la valeur de l’écrivain. Combien sont nombreux les
talents en herbe dans notre société actuelle, qui auraient
pu devenir des géants de la littérature et de la pensée ?
Mais la société ne s’est pas tournée vers eux et notre
système éducatif n’a pas contribué à les découvrir. Ils se
sont alors orientés vers l’étude de l’informatique ou bien
leur rêve est devenu de travailler auprès d’une banque
étrangère ou dans des hôtels touristiques.
La Révolution de Juillet a été consciente de l’importance de
l’écrivain et de la culture de la société. Elle a alors
privilégié les intellectuels. Elle leur a même fondé un
ministère de la Culture, outre toute l’infrastructure sur
laquelle il repose aujourd’hui. Depuis l’Académie des arts
jusqu’à l’Orchestre symphonique du Caire et de l’Institut du
cinéma qui a produit les plus importants films de l’histoire
du cinéma égyptien, jusqu’aux palais de la culture, que l’on
retrouve dans tous les villages et dans tous les recoins du
pays. La fête de la science est devenue une occasion
régulière pour honorer les grands artistes, les écrivains et
les intellectuels. Depuis Oum Koulsoum jusqu’à Youssef
Idriss et de Abdel-Wahab jusqu’à Zaki Naguib Mahmoud. Ainsi,
une nouvelle génération a émergé dont les noms et les idées
ont été liés à la nouvelle ère regroupant les célébrités
comme Noamane Achour, Youssef Idriss, Ehsan Abdel-Qoddous,
Youssef Al-Sebaï, Alfred Farag, Youssef Al-Charouni, Naguib
Sourour, Bahaa Taher, Gamal Al-Ghitani et autres.
On pourrait répondre également que les écrivains qui ont
enregistré des réussites à l’époque de la Révolution étaient
le produit de l’éducation qu’ils ont obtenue à une époque
antérieure à celle-ci. Ceci s’applique sur la génération de
Taha Hussein et d’Al-Hakim. Mais il revient toujours à la
Révolution le mérite d’avoir parrainé ces sommets
littéraires et de leur avoir accordé la place qu’ils
méritaient dans la société. Taha Hussein a alors obtenu le
plus grand hommage et Al-Hakim a été considéré comme
l’inspirateur de la Révolution.
La Révolution a donné naissance à une nouvelle génération
d’écrivains qu’on ne pourrait pas attribuer à des époques
antérieures. La pensée qu’ont exprimée Youssef Idriss,
Naguib Sourour, Noamane Achour et Gamal Al-Ghitani est celle
de la Révolution et non pas celle de l’avant-Révolution ou
de la société royale.
Maintenant, ne faut-il pas nous demander : où sont les
écrivains de notre époque dont on sera fiers et à propos
desquels nous dirons : tels étaient nos écrivains au début
du XXIe siècle ? Comme nous disons aujourd’hui, tels étaient
les écrivains des années 1960 et dont les apports restent
gravés jusqu’à maintenant.
J’ai récemment visité une école secondaire privée. Ses
étudiants présentaient ma pièce de théâtre d’un seul acte «
Le suivant ». Dans une rencontre avec eux, j’ai demandé :
qui d’entre vous souhaitait devenir écrivain ? Personne n’a
alors levé la main. Mais après quelques minutes
embarrassantes l’un d’entre eux à levé la main avec timidité
et m’a dit : « J’écris de la poésie, mais je voudrais
travailler dans une compagnie étrangère de pétrole ». J’ai
rétorqué : « Et la poésie ? ». « Je l’écrirais, dans mes
heures libres », a-t-il répondu. Je lui ai demandé alors
s’il ne voulait pas devenir poète. Il a répondu par la
négative et m’a affirmé que la poésie ne pouvait pas être
considérée comme une profession.
Cet étudiant avait raison. La poésie dans notre société
actuelle ne peut pas devenir une profession pour un
gagne-pain et ne façonne pas une place pour son auteur dans
la société. Cette place dont m’a parlé le roi de Suède et
pour laquelle il était prêt à abdiquer son trône. Un ami à
moi m’avait dit qu’un jeune écrivain était venu demander sa
fille en mariage. Il lui a bien sûr demandé quelle était sa
profession. Lorsqu’il a su qu’il était au chômage et qu’il
s’adonnait totalement à l’écriture, il est venu me demander
à propos de lui et personnellement je ne savais rien à son
propos. Ce n’est pas la faute du jeune écrivain, mais plutôt
celle de la société. Comme l’étudiant de l’école secondaire
qui a décidé de faire de la poésie et de se chercher une
profession pour le gagne-pain pour pouvoir trouver une place
dans la société. Alors qu’à l’ombre d’un autre système
éducatif et d’une autre société, ce même étudiant aurait été
élevé pour devenir prince des poètes qui ferait la gloire de
son pays. Une gloire qui ne verra pas le jour par
l’intermédiaire d’un fonctionnaire des compagnies de
pétrole, ou des banques étrangères ou encore des hôtels.