Figure célébrée du théâtre arabe,
l’écrivain syrien Saadallah Wannous rapporte
dans ces mémoires, inédites en français, quelques journées passées au Caire en
1989, à l’occasion du Festival du théâtre international. Le récit d’un homme
amer et désabusé face à la réalité culturelle du monde arabe.
10 septembre
Ce
soir, je vais être honoré. Quel sens ont ces honneurs ? Je n’en sais rien. Cela
ressemble pour moi à une pièce de théâtre absurde. Je me sens embarrassé. A
part cela, je n’ai que des sentiments banals, liés à la fatigue, à l’irritation
du colon, à l’emportement. N’est-il pas paradoxal que je sois honoré après des
années d’inactivité, d’autodestruction, de sentiment d’infériorité. Un écrivain
dont la vie est finie. N’ai-je pas déjà dit que je suis un projet d’écrivain
qui a échoué à ses débuts ? J’ai été très surpris par l’influence,
intellectuelle et affective, de mes quelques œuvres sur les spectateurs et les
lecteurs ici. Il me semble que ce que j’ai connu au Caire est le maximum auquel
puisse prétendre un écrivain de ma génération.
Peut-être
mon sentiment aujourd’hui ressemble-t-il à ce sentiment d’absurdité que j’avais
déjà ressenti l’après-midi de l’inauguration de Haflat samar ! Mon sentiment
d’absurdité ne fait que se renforcer par ce marécage cynique, plein de
frivolité et de ragots que sont devenus les festivals. Plus rien n’a de la
valeur. Plus personne n’a de valeur. Chacun se suffit à lui-même, brillant de
sa propre lumière. On a pris le bus. Il fait très chaud. Ma veste me gêne. Elle
accentue encore mon air morne et morose. L’autobus se remplit lentement. Qu’est-ce
que je fais avec tous ces gens ? Où vais-je ? Sur les places, dans les rues, Le
Caire s’agite, indifférent. Il fait très chaud. Jawwad parle, s’adresse à un
Iraqien en face de nous. Je suis seul. Enfin, le bus se remplit et se lance
dans les embouteillages du Caire. Il avance lentement ; les passagers sont
bruyants, parlent, font des remarques. De la radio du véhicule s’élève la voix
d’Oum Kalsoum, bruyante elle aussi. J’ai envie de crier. De descendre du bus et
de laisser derrière moi toute cette mascarade. Je regarde par la fenêtre, agacé
quand Jawwad me demande quelque chose, ou essaie de me parler. Je veux me
recroqueviller dans mon silence. Je suis maintenant comme un mollusque, je veux
me retirer dans ma coquille, écœuré, craintif. Je me retrouve face à la coupole
de l’Université du Caire. Ma mémoire est amorphe. Tout cela ne me dit rien. Je
me souviens de la longue jaquette que je portais la première fois que j’étais
entré à l’université à la recherche d’Adib. Il faut que je prépare mon
intervention. « Je ne suis pas sûr que je mérite d’être honoré. Mais je suis
sûr que mon sentiment de responsabilité s’en trouvera décuplé et alourdi ». Des
voix bruyantes, en plus du klaxon du bus. « Je remercie le public, je remercie
les lecteurs et les spectateurs ». Le klaxon aigu et continu avec les klaxons
des autres voitures dans une rue saturée par les embouteillages.
« Je
remercie l’Egypte. Je remercie le public qui m’a accordé un intérêt généreux. Je
remercie le ministre de la Culture ». On se gare rue des Pyramides. Le col de
la chemise est collant dans ma nuque. Et cette veste ridicule. J’étais venu ici
pour écrire une pièce de théâtre. Je n’ai pas réussi à l’écrire, et voilà que
je monte la même voie pour être honoré pour mon théâtre. Quelle ironie
cinglante ! Peut-être me suis-je sous-estimé. Tous ceux qui ne savent pas ce
qu’ils valent se replient sur eux-mêmes et meurent dans l’hésitation et
l’impuissance, ou se rabaissent et tombent dans la flatterie des puissants. Louis
Awad ne disait-il pas : « Youssef Idris ne sait pas ce qu’il vaut. Il est plus
important que le ministre et que tous ces chefs et ces responsables. S’il
savait ce qu’il vaut, il n’aurait pas été voir le roi d’Arabie saoudite, ne
l’aurait pas flatté et ne lui aurait pas demandé un don. Ce qui se dit sur son
écriture qui se tarirait est sans importance ; il est assis sur une pyramide de
créativité ». On est arrivé devant la pyramide. Impressionnante, cette
construction conique. Impressionnante, son endurance dans les sables sournois.
Je m’installerai sur la chaise prévue pour moi, je regarderai la pyramide, le
visage du Sphinx et le mur de la construction/tombeau devant lequel la scène a
été érigée. Je sentirai le temps s’étendre, le génie de la création et de la
pierre, la mesquinerie de nos petits événements, de nos soucis, de notre
angoisse. Combien d’événements et de coups d’Etat ne se sont-ils pas succédés
devant le visage du Sphinx, qui reste calme, louvoyant avec son mystère. Nous
sommes des créatures qui cherchent un sens à leur vie mystérieuse, qui
cherchent depuis l’aube de l’humanité de quoi calmer leur terreur, répondre à
leur angoisse et à leurs interrogations. Avec d’autres, j’ai porté le fauteuil
d’Ibrahim Jalal pour descendre les marches du théâtre jusqu’à la première
rangée.
J’ai
eu l’impression de porter son cercueil. Ma tristesse s’approfondit. Une
tristesse douce et légère, une tristesse digne de l’éternité qui se dégageait
de la scène devant nous : la pyramide, le Sphinx, et le mur/tombeau. Je me sens
étranger au milieu de cette agitation. J’avais soif, et un peu enrhumé. Ibrahim
me dit : « La distanciation de Brecht est adaptée à l’époque de la science,
comme Aristote correspondait à l’époque des sentiments fougueux. Aujourd’hui,
alors que nous vivons à l’ombre de la possibilité de la disparition de
l’humanité, dans un monde menacé, nous devons rechercher une nouvelle
esthétique. La nouvelle esthétique, c’est la contradiction au sein d’une même
unité ». Il continua à parler d’une métaphore empruntée à la musique, quand
l’unité contrôle les variations et les contradictions de tonalité. Il m’avait
déjà parlé de cette vision depuis de longues années au Koweït. Je me dis qu’il
y avait dans ma pièce de théâtre quelque chose de cela et que l’historien peut
s’étendre en intervenant, de façon à ce qu’il ne soit pas simplement un conteur
traditionnel. Il ne ferait qu’interrompre la scène pour nous dire quelque chose
sur ses enluminures fortuites.
Puis
vint le moment d’annonce des noms des honorés. Ionesco, Marten Islen,
Peter Brook, Grotowski, Ibrahim Jalal. Son
assistant Youssef Al-Ani se leva. Il faillit tomber. Le ministre se précipita
pour aller à sa rencontre et lui remit le diplôme et la médaille. Saadallah
Wannous. Je me levai, traversai la scène. Je reçus mon diplôme et deux
médailles. Rien. Un numéro d’une pièce de théâtre absurde. Je retournai à ma
place. Puis furent annoncés les résultats de la compétition dans le cadre du
festival. Ensuite, on se leva pour un entracte. J’étais vide et déprimé. On
s’installa dans l’entrée, moi, Abla et Louis Awad. En ce moment même, à l’heure
où j’écris ces mots, à deux heures et demie du matin, je suis encore en proie à
la même baisse d’enthousiasme.
12 septembre
Faut-il
que je feigne l’étonnement et que j’enveloppe Le Caire d’une aura de magie et
d’interférence des temps ! C’est une ville épuisée. Elle connaît les mêmes
phénomènes que toutes les mégapoles du monde capitaliste et du tiers-monde. Une
anarchie dans laquelle l’être humain s’égare, où il perd toute capacité à se
concentrer et où l’intimité est impossible.
Une
explosion humaine continuelle encercle l’être humain à chaque coin, le
pressure. La cherté de la vie est incroyable et les gens ne pensent qu’à
escroquer, à nouer les bouts. Ils ne sont pas méchants, mais ils n’ont trouvé
d’autre moyen pour vivre que le harcèlement. Ils essayent de t’escroquer dans
le taxi, dans la rue, dans les magasins. Il y a toujours des queues de
mendiants, affirmés ou masqués, qui attendent ton obole. Malgré cela, une
richesse indécente. Dans l’immeuble Al-Aluminium à Doqqi, les hommes d’affaires
se réunissent au treizième étage. Dans ce siège se décidera la politique de
l’Egypte et le destin des millions dont le nombre atteindra bientôt les
soixante. Ici, quand ils décident la disparition des oignons, il disparaît
effectivement de toutes les villes et villages d’Egypte ; ils forcent le
président à changer les expressions qui sentent le nassérisme. Ici, l’on décide
le prix de la livre, le cours des relations extérieures, et les mouvements
politiques intérieurs. Au Caire, il y a des schizophrénies aiguës, les plus
importantes du monde arabe. Une schizophrénie sociale, une schizophrénie au
niveau contemporain, une schizophrénie au niveau des mœurs.
Comme
dans tous les pays arabes, les intellectuels font de la débrouille pour ne pas
dégringoler de leur situation moyenne au niveau social — c’est-à-dire pour ne
pas avoir faim, et ne pas tomber au niveau des plus pauvres. Ils se retrouvent
dans des maisons à l’ameublement modeste, prennent plaisir à raconter des
futilités, à bavarder, à échanger des blagues et à maudire le sort .
Traduction de Dina Heshmat