L’historien britannique Sir
Alistair Horne, auteur
d’un célèbre ouvrage sur la guerre d’Algérie, relève les
similitudes avec l’intervention américaine en Iraq.
« Un Moyen-Orient sans armes nucléaires serait un énorme
avantage »
Al-Ahram Hebdo : Invité de la Fondation Heykal pour la
presse arabe, vous allez donner trois conférences à
l’Université américaine du 15 au 17 février. Quels seront
les sujets de vos interventions ?
Alistair Horne :
Ma première intervention est plutôt autobiographique. Elle
répond à la question : comment un journaliste devient-il
historien ? La seconde sur la guerre d’Algérie de 1954 à
1962 vue d’un regard occidental, et la troisième est
directement liée à mon travail actuel et basée aussi sur
l’interaction avec l’audience autour de la guerre d’octobre
1973 et le processus de paix qu’elle avait entraîné.
— Votre ouvrage majeur sur la guerre d’Algérie A Savage
War of Peace est devenu un best-seller après que l’ancien
secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger l’eut recommandé
au président George W. Bush, la comparaison entre la
situation en Iraq et la guerre d’Algérie étant devenue
inévitable. Pensez-vous que Bush en a tiré une leçon ?
— S’il en avait tiré quelque chose, il n’aurait pas fait ce
qu’il a fait, c’est-à-dire ne pas avoir intervenu en Iraq.
Le président américain m’avait demandé dans une rencontre,
après que Kissinger lui eut recommandé le livre, comment De
Gaulle a pu sortir de l’Algérie ? J’ai répondu : Monsieur le
président, il en est sorti très mal, il a tout perdu. M.
Bush a dit : nous n’allons pas tout perdre en Iraq, et nous
n’allons pas en sortir. Je pense que si mon livre avait été
bien lu par les Américains et les Anglais, s’ils avaient
étudié la guerre d’Algérie, ils auraient été plus vigilants,
ils auraient certainement agi différemment.
— Quelles sont les similitudes entre les deux conflits,
surtout qu’on a tendance à comparer la guerre d’Iraq plutôt
avec celle du Viêtnam ou même d’Afghanistan et non pas celle
d’Algérie ?
— Vu d’un point de vue opposé à celui de l’Occident, je
pense à quatre points communs : d’abord il y a la porosité
des frontières, comme une éponge. Le FLN (Front de
Libération Nationale) qui était plus faible que l’armée
française avait l’avantage de franchir facilement les
frontières de la Tunisie et du Maroc. Je pense que nous
avons une situation similaire avec la Syrie et l’Iran dans
la guerre de l’Iraq. Le deuxième point a rapport avec la
tactique : le FLN, découvrant la puissance de l’armée
française, cesse de l’attaquer pour se concentrer sur la
police indigène, les administrateurs, les hauts
fonctionnaires loyaux aux Français, avec comme résultat une
hausse des défections et la nécessité pour l’armée française
de les protéger au lieu de poursuivre les rebelles. L’armée
française était d’une certaine façon coincée, et je pense
que le problème majeur en Iraq aujourd’hui est que les
policiers iraqiens sont pris pour cibles. L’armée américaine
s’est ainsi trouvée dans l’obligation d’assurer leur
protection.
Le troisième point est le problème de la propagande en
Algérie. Là-bas, elle s’appelait « la torture ». En Iraq,
elle s’appelle « Abou-Gharib » (en référence à la fameuse
prison où plusieurs cas de torture ont été révélés). La
différence est que pendant la guerre d’Algérie, les tortures
commises par l’armée française n’ont été découvertes que
presque un an plus tard, alors qu’aujourd’hui, il suffit de
regarder la chaîne satellite Al-Jazeera pour savoir ce qui
se passe en Iraq. C’est une arme de propagande très
puissante. Finalement, il y a un facteur commun à tout
envahisseur, c’est qu’il finit toujours par perdre la
guerre. Ce fut le cas en Algérie.
— Ne pensez-vous pas que les objectifs sont complètement
différents ? Alors que les Français avaient des buts
coloniaux, les Américains visent une hégémonie politique et
une dimension plus pragmatique : profiter économiquement de
la richesse pétrolière de l’Iraq ...
— Les Américains ne sont pas des colons, ils ne restent pas
mais retournent chez eux et essayent de gérer leur empire
depuis Wall Street. C’est là la différence avec un million
de pieds noirs en Algérie. Aucun Américain ne vivra en Iraq
et aucun Américain ne pourra rester loin du pétrole.
Celui-ci est un autre facteur. J’ai l’impression que le
pétrole joue un rôle beaucoup plus important pour certains
membres du Pentagone que la simple idée de changer le régime
iraqien, et ils sont très déçus parce qu’ils n’ont pas pu
avoir la mainmise sur le pétrole iraqien. C’est un grand
sujet.
— Votre ouvrage sur la guerre d’Algérie, publié en 1977
et revu en 2006, a été loué pour son objectivité. A quel
point croyez-vous en l’objectivité de l’écriture ?
— C’est ce que j’essaie de croire et j’aimerais croire que
je suis complètement neutre, juste un historien narrateur
qui ne prend pas le côté d’un parti au détriment de l’autre.
Le titre A Savage War of Peace est une citation de Kipling
dans un contexte différent. Dans ma logique, c’était une
guerre sauvage, une guerre terrible pour les civils
algériens, tués par milliers par les militaires français. Le
nombre d’Algériens tués a été d’environ un million, soit 10
% de la population, tandis que l’armée française a perdu
environ 30 000 hommes. Ce côté narratif de l’histoire qui va
dans les sources des informations auprès des gens, les
véritables acteurs, a son côté lumineux qui a beaucoup
servi. Ma plus grande déception, que je n’ai jamais
comprise, est que mon ouvrage n’a jamais été traduit vers
l’arabe, peut-être c’est trop long, mais il a été traduit
dans quasiment toutes les langues européennes et même en
hébreu.
Pour revenir à l’objectivité, il est difficile de ne pas
avoir des préférences et des rejets, des gens que l’on
déteste, comme par exemple quand j’ai détesté pendant la
guerre d’Algérie la pratique de la torture. Je ne pourrais
pas ne pas aimer les gens simples, les pieds noirs qui
étaient là pendant trois générations et ne savaient pas où
aller, je n’ai pas aimé les riches colons parce qu’ils
avaient quelque chose à faire, mais ont préféré observer,
puis retourner en France, tandis que les petits gens ont
toujours attiré ma sympathie comme particulièrement les
Berbères, peut-être parce que je suis d’une ville
montagneuse. J’aime le courage et les gens courageux.
— Est-ce que cela veut dire que vous avez une sympathie
aussi pour la résistance algérienne ?
— Plus précisément, j’ai essayé de la comprendre. Il existe
en fait une ligne délicate de définition entre résistance et
terrorisme. Pendant la seconde guerre mondiale, les gens en
France qui étaient membres de la résistance étaient appelés
des terroristes par les Allemands. Quand j’étais en Egypte
en 1946, il y avait du terrorisme en Palestine que les
Israéliens appelaient libération nationale et résistance.
Les Allemands appelaient ce que les Français font du
terrorisme. Nous les Anglais, nous soutenions les Français
et nous l’appelions résistance. Ils étaient exécutés. On se
rendait compte après que c’était des hommes très courageux.
Toute personne qui offre sa vie serait soit courageux soit
fou, cela dépend de l’angle duquel on regarde.
La lacune qui se trouve entre histoire et biographie est de
ne pas se rendre compte que l’histoire est la création des
gens, tel que l’a dit un grand historien : « L’histoire est
rien que les crimes des gens ». Le problème des historiens
modernes aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne c’est de
regarder ce qui s’est passé depuis 30 ans sous un regard
d’aujourd’hui.
— Vous avez souligné dans certains de vos écrits le
besoin d’une nouvelle stratégie dans le Moyen-Orient. En
quoi consiste-t-elle ?
— C’était l’idée de la dénucléarisation d’Israël et du
Moyen-Orient. Les armes nucléaires sont une terrible
tentation et avoir un Moyen-Orient sans armes nucléaires
serait un énorme avantage. L’Egypte n’aura pas peur
d’Israël, l’Iran n’aura pas peur non plus. Je pense qu’il
est temps d’avoir une zone dénucléarisée comme en Europe. Je
pense qu’Israël aujourd’hui est en grand danger. Il a
clairement perdu la guerre contre le Hezbollah, en 2006. Il
a également perdu l’opinion mondiale en bombardant
brutalement le Liban. On ne peut pas gagner la paix de cette
manière.
Mais
cela reste un rêve.
Propos recueillis par Dina Kabil