L'avocate Nihad Aboul-Qomsane,
36 ans, est une ardente féministe. Ses nombreux
combats contre les discriminations, dont l'excision et le
sexisme, ont réussi à faire évoluer les consciences et
surtout la loi.
A faire fondre l'acier
Elle l'a bien compris : il n'y a pas de grandeur sans défis.
Alors, elle refuse le fait accompli et se plaît à remuer les
eaux stagnantes. L'égalité et la justice, pour cette
élégante femme voilée qui a rompu avec le stéréotype de la
féministe, ne relèvent pas de l'utopie. Sa pensée claire et
sa croyance rigide en la liberté individuelle lui attribuent
crédibilité et force tranquille. Un caractère qui lui a valu
d'être nommée présidente du Centre Egyptien des Droits de la
Femme (CEDF), il y a 3 ans, et récemment responsable du
Fonds global pour les femmes, dépendant de l'Onu.
Les murs de son bureau situé dans la banlieue de Maadi sont
éloquents. Une partie est consacrée aux souvenirs de ses
multiples batailles, et une autre, aux grands moments de sa
vie privée comme son mariage avec Hafez Abou-Seada,
président de l'Association égyptienne des droits de l'homme
et membre du Conseil national des droits de l'homme. Ses
activités au sein de l'Association égyptienne des droits de
l'homme ont commencé tôt, elle n'a pas tardé à se joindre
aux fondatrices d'une section spéciale œuvrant pour les
causes féminines. En 1994, elle livre une première bataille,
lançant une campagne pour que la femme égyptienne puisse
transmettre sa nationalité à ses enfants, en cas de mariage
avec un étranger. Comme avocate, elle est souvent confrontée
à des discriminations flagrantes. « Les juges accordaient
des sanctions minimes à l'issue de procès intentés pour
préjudices physiques dus à l'excision. Cette pratique était
considérée comme normale. Alors à travers l'association
égyptienne, on a organisé une campagne visant à incriminer
ces mutilations, invoquant des articles de la loi
garantissant la protection du corps humain », explique Nihad
Aboul-Qomsane qui a collaboré avec des partenaires de 9 pays
africains dans sa lutte contre l’excision.
Elle a aussi livré combat contre le viol. « Dire qu'un homme
qui a violé une femme peut échapper à la sanction dans le
cas où il se marierait avec la victime est une honte. Car la
femme est alors doublement victime : d'agression sexuelle et
de mariage forcé. C'est en quelque sorte un moyen pour qu'un
voyou oblige une femme de bonne famille à l'épouser ! »,
martèle Nihad Aboul-Qomsane qui a lutté dur, avec des
journalistes et des membres du comité des législations au
Parlement, afin de faire abroger la loi en cause. Grâce à la
médiatisation provoquée sur certains cas, ils ont réussi à
sensibiliser l'opinion publique.
Lors des élections législatives et du Conseil consultatif en
2002 et 2003, accroître la participation politique de la
femme a été un autre défi à relever. Le centre a organisé
des stages, avec six femmes de diverses tendances
politiques, afin de tirer vers le haut ce taux de
participation limitée, tout en surveillant le déroulement
des élections. « En préparant un papier pour une conférence
tenue en 1997 par la Banque mondiale, j'ai soulevé le
problème des femmes dépourvues de carte d'identité. Cela a
chamboulé les théories et les études économiques de la
Banque mondiale qui s'est trouvée contrainte de prendre en
compte cette majorité silencieuse. Plus tard, à partir de
l'an 2000, ces laissées-pour-compte sont devenues une
priorité pour le Conseil national de la femme », ajoute
Nihad Aboul-Qomsane.
Mais le plus intense combat de sa vie, elle l'a consacré à
son mari, également militant des droits de l'homme. Interdit
de revenir en Egypte, elle a mené deux campagnes, en 1998 et
2000, pour obtenir sa liberté de retourner dans son pays. «
Hafez avait préparé un dossier sur les incidents du village
d'Al-Kocheh, à Minya, pour une conférence internationale
tenue en France. Evoquer les rapports tendus entre coptes et
musulmans n'était pas sans déplaire au gouvernement, qui a
répliqué en lui interdisant de rentrer en Egypte. Bien que
la France lui ait proposé le droit d'asile, il lui était
inconcevable de rester en dehors de sa patrie ». Lors de cet
épisode de sa vie, l'image de leur fils Iyad en sanglots,
âgé de trois ans à l'époque, a marqué les esprits. L'enfant
s'était rué dans les bras de son père, le crâne rasé, dans
le tribunal de la sûreté de l'Etat. « Très ému, le gendarme
qui détenait Hafez en a eu les larmes aux yeux », se
rappelle-t-elle.
Accusée par les uns d'être une intruse voire une agente des
islamistes, l'avocate ne cède pas et veut prouver que son
voile n'est pas en contradiction avec son parcours de
féministe, collaboratrice de l'imbattable Nawal Al-Saadawi
pendant plus de 16 ans.
Au fil des ans et l'expérience aidant, elle a pu se trouver
une nouvelle ligne et élaborer sa propre philosophie. « On
peut toujours trouver un terrain d'entente, un dénominateur
commun et atteindre un compromis, même lorsqu'il s'agit de
religions et de traditions ». C'est ainsi qu'elle espère
égyptianniser l'application des droits de l'homme de peur de
les voir rejetés, sous prétexte de sauvegarder l'identité
égyptienne. « Nous ne sommes pas en conflit avec les
religions, nous essayons de présenter de nouvelles
interprétations allant de pair avec les évolutions de la vie
moderne », précise Aboul-Qomsane, soucieuse d'atténuer le
ton agressif souvent adopté par les mouvements féministes.
Elle sait que la chose à éviter est de se heurter aux tabous
sociaux. « J'essaie lors de mes conférences de me référer
aussi bien aux conventions internationales qu'aux proverbes
populaires, issus du patrimoine culturel. Il faut utiliser
un langage proche des gens pour que la question ne soit pas
le monopole des personnes cultivées », dit-elle.
C'est la fille du petit peuple qui prend souvent la parole.
Car Nihad est née dans le quartier populaire cairote de
Waraq Al-Arab. Autrefois très rural, il regroupait paysans
et négociants. Ces derniers assez conservateurs bafouaient
les droits de la femme. Elle s'en est rendu compte dans sa
famille de 7 enfants. « Les jours de fête, mes oncles
donnaient plus d'argent à mon frère. Chaque fois que ma mère
accouchait d'une fille, on la félicitait mais on espérait
que la prochaine fois elle aurait le garçon. Je ne pouvais
comprendre pourquoi on répétait cette phrase comme une
consolation ».
Son sens critique s'est développé grâce à un père éduqué,
aux idées libérales. Il croyait en la valeur de la femme et
respectait ses ambitions. « Mon père refusait un prétendant
quand son idée de la femme était qu'elle devait rester au
foyer. Il estimait que le travail de la femme lui procure
une indépendance financière et par conséquent, une
autodétermination », raconte Nihad Aboul-Qomsane, ajoutant
que son père lui a vite fait changer de lycée pour qu'elle
ne soit pas influencée par les idées de son entourage rural.
Il fallait plutôt la mettre dans un établissement de Agouza,
réservé à la classe moyenne plus évoluée. C'est également
son père qui lui a inculqué son engagement religieux. Vers
11 ans, elle avait déjà lu la Bible, pour ensuite se lancer
dans l'étude du bouddhisme qu'elle admire. « J'ai découvert
qu'un seul esprit teinte toutes les religions aussi célestes
ou philosophiques soient-elles. Tout est en fait une série
de valeurs éthiques donnant une force spirituelle aux gens
». Lorsque dans son entourage on essayait de lui expliquer
que la polygamie est un droit garanti par l'islam et que
celui-ci légalisait parfois le recours à la violence, elle
essayait de se convaincre suivant une certaine logique. « Le
Coran est un livre assez particulier. Il faut interpréter
ses versets en les plaçant dans un contexte. De plus, il
existe des versets qui s'adaptent aux besoins de la vie. Par
exemple, la question de l'esclavage a été annulée, bien
qu'elle soit citée dans ce livre sacré. Pourquoi
accepte-t-on de libérer les esclaves alors que la femme doit
restée enchaînée ? Parfois les hommes interprètent le Coran
selon la manière qui les arrange. Ils opèrent une lecture
d’ordre très pragmatique », juge-t-elle.
Les œuvres de l'écrivain rebelle Youssef Idriss, celles de
Moustapha Mahmoud passant de l'athéisme à l'islam ont
contribué à leur tour à former son esprit. « J'étais encore
gamine mais n'acceptais pas les ordres. Je me heurtais à la
mentalité figée de certains professeurs de religion qui
n'acceptait pas l'Autre. La discrimination entre garçons et
filles me rendait folle. Et je ne pouvais comprendre
pourquoi les surveillants de l'école étaient exclusivement
masculins, alors que moi j'étais championne de karaté et de
natation ! ».
Plus tard, durant ses années de faculté, elle aura à
affronter les candidats des Frères musulmans lors des
élections estudiantines. « Les étudiants ont commencé à
parler de cette fille en première année qui parlait fort
sans craindre personne ». Elle était alors une jeune néo-Wafdiste
qui n'a pas tardé à s'éprendre d'un militant nassérien
plutôt farouche, Hafez Abou-Seada, avant de former avec lui
une coalition contre les Frères musulmans. Seada avait
confié à un ami qu'il était fou d'elle, mais refusait de
dévoiler ses sentiments. C'était à Nihad de faire le premier
pas. « Je lui ai demandé pourquoi il ne m'avait pas avoué
son amour. Hafez a rougi et m'a répondu qu'il était accusé
dans une affaire politique et risquait la peine de mort ».
Il fallait alors maintenir cet amour dans le secret. « Je me
souviens de ces beaux jours, lorsque j'avais rendez-vous
avec lui, je devais m'assurer que je n'étais pas suivie par
la police », se souvient-elle. Et de poursuivre : « Hafez
est issu d'une famille relativement aisée qui possède de
grands ateliers de menuiserie. Pendant de longues années, on
s'est contenté de son travail auprès de l'Organisation
égyptienne des droits de l'homme. Son salaire ne nous a
permis de nous marier qu'après plus de cinq ans de
fiançailles ».
Ces antécédents font qu'aujourd'hui, elle tient à faire
comprendre à ses enfants qu'ils ne sont pas une famille
normale, mais plutôt des militants. « Il n'est pas évident
qu'ils saisissent le fait que la police puisse
éventuellement faire partie intégrante de notre vie. Je le
fais avec beaucoup de prudence ; je ne veux pas porter
préjudice à l'image positive des gardiens de l'ordre,
symbole de la sécurité », conclut Aboul-Qomsane, qui compte
bien, un jour, narrer ses aventures et batailles à ses
petits-enfants .
Dina
Darwich