Poésie.
La production prolifique de recueils dont nous publions une
sélection redonne au poème en prose ses lettres de noblesse.
Un poème qui exprime, au-delà des tendances et des
générations, l’intensité de l’ici et du maintenant.
Désirs de réalité
Vers élégiaques
Dans
son dernier recueil, Tosbéhine ala-khaïr (Bonne nuit), Alaa
Khaled convoque une morte, sa propre mère. Disparue il y a
plus d’un an et demi, il l’a fait revivre sur papier, à
travers des poèmes libres, contant jusqu’à ses gestes, ses
tâtonnements et habitudes. Cette forte affliction de la
perte, on la retrouvait déjà dans son dernier recueil de
poésie, publié fin 2006, toujours chez Charqiyate, sous le
titre de Korséyane motaqabélane (deux chaises en face à
face). Pourtant, celui-ci n’allait pas droit au but et se
contentait de patauger dans le sentiment de la séparation ou
de l’éloignement qu’éprouvent les autres, soit les voisins
ou les amis, des gens qu’il a connus parfaitement bien, ou
qu’il lui arrive de croiser sur son chemin. Mais dans ce
nouveau recueil, Khaled évoque de manière très directe la
mort de sa mère, la privation et le vide qui en résultent.
La maman qui lui manque et cette villa familiale de Boulkly
qu’il a dû quitter après son décès ont un pouvoir de
talisman. Le poète se pelotonne contre les souvenirs.
Avant de passer au bloc opératoire, elle a enlevé sa bague
et souriait tel un fonctionnaire s’acquittant de ses
charges, sans sa prothèse dentaire elle avait mine de momie.
Dans les narines, il a encore l’odeur de son eau de Cologne
sentant la fatigue et, la nuit, il se met debout au pas de
sa chambre, comme un vieil amoureux comptant les souffles
d’une respiration difficile. C’est le caractère discret de
cette femme pieuse et conservatrice qui revient d’emblée à
travers les vers du fils. « Tu créais un censeur pour tout
plaisir … N’aimais pas voir ta vie mise à nu dans mes écrits
», lui dit-il à des endroits divers du recueil. Avec Dieu,
ils avaient certes des rapports très différents, elle,
multipliant les prières et lui, multipliant les
interrogations. Toutefois, en allant à son enterrement, il
lisait du Coran en pleurant. « Un étendu bleu et un œil
rouge. Assis à tes côtés, je lisais le Coran et pleurais.
N’importe quel livre que j’aurais déchiffré, avec ton corps
ci-gisant, allait me faire pleurer ». Le chagrin se mêle à
la spiritualité. Il fallait peut-être envoyer aux anges une
liste de ses accoutumances ? On apprend que seule une bonne
coupe de glace pouvait dissiper ses peines. « La joie
succède à la tristesse, et la vie alterne avec la mort. Oui.
Bonne nuit », conclut-il sur une note plus positive .
Dalia Chams
Tosbéhine ala-khaïr, éditions Charqiyate, 2007.
Au commencement était l’amour
Peut-on
qualifier Abdel-Moneim Ramadan d’iconoclaste ? Il l’est un
peu si l’on veut se placer dans les polémiques qui animent
le monde de la culture. Parler d’amour de manière qui frôle
l’érotisme peut scandaliser ceux qui vivent toujours le
temps de l’amour courtois. Le nouveau recueil de Ramadan,
Qabl al-maa, fowq al-hafa (avant l’eau, sur le bord), se
réfère à toutes les expériences amoureuses, des plus
sensuelles aux plus mystiques, reprend des personnages de
différentes époques et aires culturelles, qu’il regroupe
autour d’une sorte de cène où l’on retrouve soufis arabes et
visiteurs d’autres pays comme Marx, Nietzsche, Darwin,
Trotski et qui est finalement un hymne à l’amour. Le
surréalisme constitue ainsi le ressort de l’œuvre. Cela ne
veut pas dire que l’on peut cataloguer le poète. Parce que
finalement, c’est de liberté qu’il rêve. Il veut aller
au-delà de tout, du corps et de l’esprit, s’il mêle les deux
dans la mesure où il rejette une expression éthérée de la
relation homme-femme ; cela ne veut pas dire qu’il s’établit
des normes. Loin de là, ce mélange est en soi l’expression
d’une diversité et donne l’impression d’une quête
interminable difficile à assouvir. L’humain pour lui, c’est
justement cet Adam chassé du paradis, celui de la chute
qu’il doit assumer avec joie et douleur en même temps son
destin d’homme de chair et d’os ; à l’exemple du poème
Nachid al-solala (l’hymne de la race) où les fils d’Adam
peuvent être autant Prévert que Nasser ; que Napoléon et
même Hitler. Parfois ce corps qu’il élève au plus haut degré
offre une image faite de cauchemar, de mort et de
désolation, des images que l’on dirait eschatologiques. Mais
dans l’ensemble, c’est l’amour qui vient réconcilier l’homme
avec un monde dénué de sens ou d’architecture .
Ahmed Loutfi
Qabl al-maa, fawq al-hafa, éditions Al-Mahroussa, 2007.
Balade contre l’oubli
Dans
son 7e recueil de poèmes Halet machi (Etat d’errance),
Ibrahim Daoud invite l’humanité à son marathon de marche : «
Je veux que tu partages avec moi l’état de balade/ qui
s’empare de moi en avançant dans l’âge/ Cet état durant
lequel je remémore ... des choses/ brumeuses/ Et je décide
de ne plus jamais me les rappeler/ Mais je m’en souviens à
jamais ».
Juste marcher, errer au hasard, en s’attachant dans ces
poèmes en prose à l’écriture du récit géré par un esprit
poétique, par une technique de photo-montage. Une balade qui
interpelle inévitablement les souvenirs lointains, qui
rafraîchit l’exercice de l’étonnement. Tout y sera purement
simple : avoir les yeux grands ouverts et le cœur branché
pour recevoir les petits brins humains. Sans jamais
s’arrêter, il survole des instants humains dans son
vagabondage dans lequel il défie la mémoire : « Tu es censé
accrocher les jours au pied de ton lit ». La rencontre avec
l’autre aura pour objectif de « libérer les mots de leur
obscurité », tandis que la rupture avec la bien-aimée est
parce qu’« elle a voulu enlever à son âme les arbres ».
Au cours de son errance, le poète ne cesse de se battre avec
le souvenir et la mémoire. Pourtant, il ne peut se passer
des petits détails, ne pas se perdre devant l’humain, le
non-dit et l’extrêmement fin à tel point que personne ne le
cite, ni ne s’en souvienne. C’est seulement lui, Ibrahim
Daoud, qui se le rappelle et en fait son mythe personnel.
Dans son nouveau recueil, après des étapes marquantes dans
le poème en prose entamé depuis 1988, Daoud prouve une fois
de plus qu’il n’est pas question de recette d’écriture
flirtant avec le quotidien, ou défiant les tabous, ni
uniquement d’une écriture des détails, mais de l’âme de la
poésie qui gît derrière toute théorisation;
Dina Kabil
Halet machi d’Ibrahim Daoud, éditions Merit, 2007.
Nostalgies de l’émigré
Dans
cette époque tourmentée où les voies du salut semblent
brumeuses, « l’alternatif » a pris toutes les allures d’un
moyen de résistance. On ne parle plus de résistance, terme
désormais désuet, mais « d’alternatif ». Alors nous
assistons à une médecine alternative, un cinéma alternatif,
des sommets économiques alternatifs — la liste est longue.
En intitulant son recueil de poésie « géographie alternative
», Iman Mesal n’est pas en reste. Son option, elle l’a
choisie depuis déjà pas mal de temps, en optant radicalement
dans son deuxième recueil paru en 1996, Couloir obscur où
l’on peut danser, pour la poésie en prose qui en elle-même
est une démarche alternative encore mal digérée, malgré un
registre vieux de décennies et jalonné de talents notoires
par les grosses têtes de la poésie arabe classique. Mais là
n’est pas le débat, puisque dans notre cher monde arabe, les
polémiques ne sont jamais closes, comme si la jouissance
extrême résidait dans la rhétorique et non dans le
dépassement du surplace. C’est justement ce que conteste
Mersal qui paraît dans tout son recueil comme voulant
s’arracher à un passé et ne pouvant s’accrocher à un
présent. Vivant au Canada, elle plonge sa plume dans la
nostalgie, la fustigeant un coup et la caressant un autre. «
Pourquoi n’ont-ils pas oublié qu’ils sont de là-bas, les
ratés d’émigrés ?
Ils exercent les muscles de leur bouche à se défaire de
l’accent, (….) l’accent ne meurt pas, mais les étrangers
sont des fossoyeurs émérites. Ils accrochent sur la portière
du frigidaire les noms de ceux qui sont morts parmi les
proches pour ne les appeler par inadvertance. Et ils donnent
le quart de leur salaire aux sociétés de telecom pour
s’assurer qu’ils existent en un lieu repérable par son
éloignement de l’enfance. Pourquoi n’ont-ils pas oublié ? ».
Comme si elle s’en voulait de ne pas pouvoir effacer la
mémoire et se culpabilisait en même temps de s’être éloignée
des sources de cette même mémoire. Elle décrit avec une
profonde amertume la démolition de la maison familiale, « un
mur qu’on démolira dans quelques minutes et deviendra tas de
poussière comme si personne ne s’y était jamais adossé ».
Mais dans le poème qui suit, elle se rebelle et lance à qui
lui dit du pays d’accueil : « Il dit ce pays n’a pas
d’histoire, comme si l’Histoire était conditionnée par
l’archéologie ». Puis, sombre elle-même dans les souvenirs
d’un amour inachevé, d’un père qu’elle n’aime pas aimer.
Pour dire toute sa difficulté à redessiner une géographie
alternative. Impossible pour finir .
Najet Belhatem
Iman Mersal, Géographie alternative, Charqiyate, 2006.