Malaise Social . Hag Kamel
Hussein, qui n’a jamais fait de politique, s’est trouvé propulsé, avec d’autres
ouvriers d’une briqueterie qui vient de fermer ses portes, dans le rôle d’un
militant. But : avoir ses droits ou mourir sur place. Parcours.
Un révolté malgré lui
Il est
là, toujours assis par terre derrière les grands murs de l’une des plus grandes
briqueteries d’Egypte, l’Entreprise arabe de briques, située à Arab Abou-Saïd,
à 45 km au sud du Caire. « Aujourd’hui, cela fait 100 jours que le sit-in a
commencé et pas un seul pas en avant », calcule désespérément Hag Kamel
Hussein, l’un des ouvriers. Cet homme âgé de 50 ans s’est trouvé tout d’un coup
sans travail tout comme les 150 autres travailleurs qui l’accompagnent.
Assis,
les mains sur la joue, pour essayer de soutenir sa tête bien fatiguée. Il porte
sa chemise de travail avec ses boutons déchirés, trouée et tachée, et un
pantalon gris qui n’est pas en meilleur état. Les yeux bien fixés sur le sol
sablonneux, il s’évade bien loin du lieu. Il se souvient que leur malheur a
commencé lorsque les propriétaires du lieu ont eu durant ces derniers mois de
grandes propositions de vente. L’idée les a attirés. Mais quel prétexte pour
vendre une entreprise qui a du succès ? Ils ont donc commencé à user de tous
les moyens pour essayer de prouver que leur entreprise perdait et n’arrivait
plus à couvrir ses dépenses. Ils ont ordonné de diminuer la durée de travail.
Au lieu de produire tout le mois, ce ne fut que 10 jours. Les ouvriers n’y
comprenaient rien. Les propriétaires ont en même temps cessé d’accorder les
bonus aux ouvriers. « Une mesure bien planifiée. La décision de fermeture a été
signée depuis le 31 mars 2007, mais on n’en a rien entendu, jusqu’au 10 avril. Nous
avons trouvé une affiche sur les murs sur laquelle il était indiqué que tous
les ouvriers de l’usine sont depuis cette date en congé non payé, c’est-à-dire
dans la rue ». Un sit-in bien spontané a donc commencé lorsque l’un des
ouvriers a crié haut et fort : « Je ne quitterai pas le lieu jusqu’à ce que mes
droits me soient rendus ». Depuis quelques jours, les ouvriers ont commencé à
construire un mur en brique pour bloquer la portière de l’entrée. « Nous ne
permettrons à personne d’entrer dans notre usine avant que nos problèmes ne
soient résolus ».
Un gagne-pain compromis
Kamel
regarde le grand espace vide avec ses petits yeux rouges. Avec grand chagrin,
il parle de ce qui reste de ce lieu où il a travaillé pendant 22 longues
années. Il n’y a plus le bruit des machines ni cette foule d’ouvriers qui
bougent rapidement dans tous les sens, ni même les grands camions qui
transportent la production. Il n’en reste plus rien. « Cette usine peut
fonctionner. Il y a même de la production dans les machines qui sont arrêtées. Nous
avons même un grand stock de briques non cuites », lance le vieillard d’un ton
désespéré.
Il est
presque 15h. Les ouvriers commencent à penser à leur faim. Ils préparent les
grandes marmites noircies par le feu. « Nous essayons de rassembler quatre ou
cinq livres par jour pour nous acheter deux paquets de pâtes ou de lentilles et
les faire cuire dans de l’eau salée. C’est la nourriture la moins chère. Pour
que l’on achète uniquement du pain de manière suffisante, nous avons besoin d’à
peu près 15 L.E. par jour. Impossible de les avoir », dit-il.
Après
le repas très sobre, la grande discussion commence. Il se lève pour essayer
d’échapper au soleil brûlant. Il va s’asseoir par terre, à l’abri d’un petit
bâtiment avec quelques-uns de ses collègues. Ses yeux se balancent en regardant
ses camarades dispersés sur le terrain en groupes de deux ou de trois. « Ils
pleurent le sort inconnu qui les attend ». Là, il entame une discussion avec
les quelques personnes qui l’entourent. Les yeux de Kamel deviennent de plus en
plus rouges lorsqu’il évoque ses deux filles, car il a été contraint de leur
faire quitter l’école. « Elles étaient toutes les deux au Bac, cette année.
Mais depuis deux mois, je n’arrive plus à leur payer les leçons particulières,
ni même tout simplement leurs transports jusqu’à l’école ».
Moustapha
Zakariya prend le relais : « Moi, J’ai dû vendre les appareils électroménagers
que j’avais achetés à ma fille pour son trousseau, afin de pouvoir leur donner
de l’argent ». Abdel-Ghaffar Sayed, lui, explique : « Moi, j’ai dû, pour la
troisième fois, reporter le mariage de ma fille ». Et Fawzi Abdel-Moneim, dont
le fils est venu lui demander de l’argent et qui a dû lui dire : « Je n’ai pas
un sou sur moi. Je devrais donc de nouveau sortir pour aller emprunter de
l’argent aux voisins. J’ai déjà jusqu’aujourd’hui emprunté plus de 3 000 L.E.
». Des dettes qui s’accumulent et qui alourdissent sans doute le fardeau de ces
malheureux ouvriers.
Vers
20 h, quand le soir commence à tomber, Kamel avec les autres ouvriers allument
le feu pour éloigner les moustiques et faire un peu de lumière. « Les
propriétaires de l’usine nous ont coupé l’électricité pour nous pousser à
quitter le lieu. Mais pas question ».
Ils
dorment à peine. Parfois, à force de penser et de parler, ils finissent par
s’endormir. Les lits ne sont qu’un simple morceau de tapis posé sur le sol. Quant
à l’oreiller, ce n’est qu’une brique qu’ils ont eux-mêmes un jour fabriquée de
leurs propres mains. « On ne peut pas tous dormir. Un groupe d’entre nous doit
rester éveillé pour surveiller le lieu et veiller à la protection de ceux qui
s’endorment. Nous sommes dans un espace désolé où l’on trouve tous genres
d’insectes, sans compter les serpents et les scorpions ».
Pour
leur part, les responsables ont demandé aux ouvriers de mettre fin à ce sit-in
et en retour, ils vont payer un mois pour chaque année de travail. D’autres ont
été plus généreux et ont proposé deux mois. « Le salaire de l’ouvrier est de
200 L.E. C’est-à-dire une personne qui a travaillé dix ans aura entre 2 000 ou
3 000 L.E. de compensation. Comment une grande famille de six ou sept personnes
pourra-t-elle vivre avec cette somme à jamais ou même comment avec cette somme
puis-je faire entamer un projet pour vivre ? Surtout qu’on n’a ni la santé ni
la force de travailler ailleurs », dit Kamel. La société, elle, est de toute
façon dans le vague. Elle leur demande de patienter ; peut-être que le nouvel
acquéreur va les engager.
Un
seul principe regroupe ces ouvriers. Ils le disent et à haute voix. « Mieux
vaut pour nous que l’on soit enterrés ici que de rentrer chez nous et
confronter la honte de ne pouvoir subvenir aux besoins de la famille ». Le plus
dur est à venir : dans deux mois, c’est le Ramadan et la rentrée scolaire. Que
faire ? Kamel est au comble du désespoir. L’unique voie pour lui, c’est de
continuer le sit-in .
Chaïmaa Abdel-Hamid
Des marches inspiratrices
Le Syndicat des journalistes est le lieu d’élection des protestataires de tous bords voulant exprimer opposition et désarroi et faire aboutir leurs revendications.
Attroupement et effervescence au centre-ville et plus précisément devant le Syndicat des journalistes. Une cinquantaine de personnes sont là exprimant leur colère face au gouvernement. Une scène fréquente ces jours-ci, mais le plus étonnant est qu’il s’agissait de personnes simples. Ce n’était ni l’élite intellectuelle ni des journalistes, ni même des activistes de la société civile. La présence de policiers armés jusqu’aux dents, si l’on peut dire, en face du syndicat pourrait être interprétée comme une mesure de précaution afin de garantir la sécurité si les protestataires décidaient de recourir à la violence.
Les hommes en colère sur l’escalier du syndicat, c’étaient des habitants de Qaleat Al-Kabch qui se sont trouvés sans abri après l’incendie de leurs logements. Le gouvernement refuse de leur en procurer d’autres sous prétexte qu’ils ne font pas partie de ce quartier et qu’ils n’ont pas tous les papiers prouvant leur appartenance à cette zone. Ces gens ont décidé donc de se défendre, de défendre leurs droits, en s’opposant à l’Etat, une attitude qui s’est longtemps limitée aux seules élites intellectuelles ou professionnelles en Egypte.
Ce n’était pas le seul cas où l’on a vu des protestataires venir s’exprimer sur ce lieu qui semble inspirer. Un sit-in y avait eu lieu de la part des fonctionnaires de l’agence automobile Al-Fersane, dont les propriétaires avaient commis des malversations, fermé boutique et laissé les ouvriers sur le pavé.
C’est aussi devant le Syndicat des journalistes que les bloggers ont choisi de manifester leur opposition contre toutes les procédures portant atteinte à leur liberté d’expression, ainsi que par le mouvement Kéfaya, cette organisation quasiment symbolique, pour appeler les citoyens à boycotter le référendum sur les 34 articles constitutionnels.
Aussi c’était sur les mêmes lieux qu’une dizaine de personnes ont manifesté leur refus de ce qui se passe en Palestine entre le Fatah et le Hamas.
Et d’autres grèves concernant d’autres sujets avaient toutes lieu dans cette même place. Le journaliste et membre du syndicat Gamal Fahmi déclare : « Le choix du Syndicat des journalistes par les différents groupes reflète l’importance du syndicat dans le domaine de la défense des droits de l’homme : aussi les gens estiment-ils que ce lieu leur permet une bonne diffusion de leur problème ». Et d’ajouter que les protestataires ont la conviction que « c’est dans cette institution que la conscience est libre ».
Lors des élections du syndicat, la majorité des journalistes ont décidé de faire face à toutes les pressions et dire non au candidat du gouvernement. Le pouvoir a ainsi, sans le vouloir, placé tous les journalistes dans un même camp, faisant de leur syndicat l’un des postes avancés des luttes libertaires. D’autant plus que les législations devant assurer plus de liberté aux journalistes sont quasiment bloquées.
Toujours est-il que Salah Issa, intellectuel de gauche et rédacteur en chef de l’hebdomadaire Al-Qahira, se dit être, dans une déclaration publiée par le quotidien Al-Masri Al-Yom, « contre le fait que ces marches du Syndicat des journalistes soient le seul centre des grèves en Egypte. Tous les autres syndicats peuvent jouer le même rôle en même temps, parce que cela porte atteinte au Syndicat des journalistes et le fait impliquer dans plusieurs conflits ». Il propose de choisir un jardin public pour tous ceux qui souhaitent s’exprimer comme le Hyde Park à Londres.
Que nous soyons avec ou contre la focalisation des grèves dans le Syndicat des journalistes, qu’on choisisse une autre place ou pas, ce qui est sûr, c’est que les Egyptiens ont commencé à réaliser qu’ils sont réellement — et non pas seulement d’après la Constitution — la source de pouvoir. Ils ne peuvent plus accepter le rôle de spectateur. Ils veulent façonner leur destin et le Syndicat des journalistes était le point de départ pour eux l
Mavie Maher