Malaise Social . De plus en
plus, des mouvements de protestation voient spontanément le jour, grèves,
sit-in, revendications salariales, contestation politique. Etat des lieux de
véritables jacqueries à l’égyptienne.
La grogne gagne du terrain
Ils se
rassemblent, protestent, réclament ... C’est spontané. Le coup d’envoi est venu
du Delta, à Al-Mahalla Al-Kobra, cette ville renommée pour son industrie
textile.
Des
milliers d’ouvriers entament une grève, puis occupent l’usine. Ils venaient
d’apprendre que le gouvernement a finalement renoncé à ses promesses et que la
prime promise ne leur sera pas payée. Comme une tache d’huile, la ferveur
protestataire touche des milliers d’autres ouvriers dans une dizaine d’autres
secteurs. Cimenteries et briqueteries, chemins de fer et postes, éboueurs et
conducteurs de métro ... Partout, on proteste pour faire entendre des
revendications souvent très simples : l’amélioration des conditions de travail,
le paiement des arriérés ou l’augmentation des primes salariales. Des grèves,
des sit-in et des manifestations ... Tous les jours un de ces événements prend
place dans un coin de l’Egypte et aussi loin du cercle des ouvriers. Des
enseignants, des médecins, des guides touristiques joignent cette vague de
protestation.
Un mouvement
inédit semble s’être emparé du pays. En six mois, de janvier à juin 2006, le
Centre Hicham Moubarak compte 200 manifestations, 172 grèves et 104
rassemblements et ce n’est pas toujours pour exprimer un mécontentement
vis-à-vis des primes ou classiquement contre la privatisation. La pénurie d’eau
déclenche autant de mobilisations « illégales », comme il plaît aux autorités
de les qualifier.
Al-Borollos,
toujours dans le Delta du Nil, est un autre élément moteur de cette grogne
populaire, cette fois-ci, c’est contre les mauvais services. Des villageois et
des paysans touchés par cette crise dans la distribution de l’eau, qui
paradoxalement perdure depuis deux ans, entrent en lutte, encouragés par « la
révolte des assoiffés » de Borollos. Ils dénoncent le peu d’intérêt des
autorités à leur égard. Et à l’est de ces deux villes du Delta se dresse le
Sinaï. Les bédouins de la péninsule ont formé un front de protestation, dur et
continu, pour réclamer la libération de leurs proches détenus par le ministère de
l’Intérieur. Les motifs diffèrent, les intéressés aussi. Les choses dans le
pays ont certainement changé. Prise de conscience ou culture de protestation ?
L’une ou l’autre, il est évident qu’elles creusent leur chemin dans ce schéma
sociopolitique perplexe de l’Egypte d’aujourd’hui. Détérioration des services,
baisse du niveau de vie accompagnées d’absence totale d’horizon politique et
d’un vieillissement du régime au point que certains vont jusqu’à qualifier ce
mouvement de grève et de protestation de moment historique. Tout en faisant la
comparaison avec « la révolte du pain » qualifiée par l’ex-président Anouar
Al-Sadate de « révolte des voleurs » de 1977, les observateurs jugent
exceptionnelle la lutte actuelle. Exceptionnelle, puisque dans certains cas,
elle dure dans le temps, s’étalant parfois sur plusieurs mois : l’usine de
brique par exemple vient de franchir ses 100 jours de grève (lire reportage
page 5). Cette vague serait également exceptionnelle dans ses formes
d’organisation. On est loin des manifestations organisées par l’opposition ou
mobilisées par le mouvement Kéfaya. Elle est apolitisée sans être
superficielle, spontanée sans pour autant être désordonnée. « Des protestations
à caractère démographique général », estime Hamdine Sabbahi, député de tendance
nassérienne. « Elles vont d’une profession particulière ou d’une tendance
politique quelconque pour se fondre dans la masse », précise-t-il. « La grève
appartient aux grévistes », dit-on et l’indice le plus profond est qu’elle
mobilise les couches les plus opprimées et traditionnellement les plus
passives. « Cette classe plutôt populaire donne paradoxalement naissance à ses
propres leaders. C’étaient des femmes dans l’affaire du quartier de Qaleat
Al-Kabch, les chefs de tribu dans le Sinaï, les grands du quartier dans la
révolte de l’eau », précise Yéhia Al-Gamal, président du nouveau parti libéral,
le Front démocratique.
Des
milliers de grévistes ont pris l’initiative indépendamment d’un esprit de
chapelle syndicale ; et l’extension de la grève se faisait parfois par
solidarité ou par « contamination » mettant en question la relation qui
jusqu’alors régissait les Egyptiens et leur gouvernement. Ce dernier piégé ou
surpris par cette poussée de protestation n’a apparemment pas de stratégie
claire pour traiter avec. Lors des manifestations, les réactions des autorités
sont classiques : la solution passe par la police. Et c’est familier de voir
des milliers de policiers anti-émeutes, matraques à la main, casques sur tête,
encerclant parfois quelques centaines de manifestants uniquement. La scène
tournait à la violence dans la majorité des cas. Mais dans ce genre de
mouvement qui ne crie pas « au départ du président » ou dénonce « l’hérédité du
pouvoir », cette tactique policière s’est vite écroulée. A Al-Mahalla, la
police avait tenté d’intervenir au deuxième jour de la grève. Les ouvriers ont
alors fait appel à la solidarité de tous ceux qui se trouvaient à l’extérieur :
autres ouvriers et habitants. Des milliers de personnes ont répondu positivement
à l’appel, encerclant l’entreprise. La police a dû rebrousser chemin. La
victoire des grévistes était sans partage. « Depuis, la sécurité a changé
positivement sa stratégie. Elle a compris qu’il était impossible de réagir
à ces protestations populaires comme
avec les manifestations politiques », affirme Sabbahi. C’est crucial. Cette «
résistance civile pacifique » a-t-elle contraint le gouvernement à adopter un
profil bas ? D’après les faits, les autorités ont, pour l’instant et dans la
grande majorité des cas, satisfait les revendications des grévistes non par
conviction mais pour temporiser un peu avec cette grogne généralisée.
Les
mesures répressives sont bel et bien présentes pourtant, et le gouvernement
aussi fragile soit-il ne peut pas s’en passer. Les autorités tentent surtout de
tarir la source apparente de la contestation. La fermeture du Centre des
services syndicaux et ouvriers, qui cherchait à faire connaître aux ouvriers
leurs droits, n’est qu’un exemple. Les violences et menaces d’arrestation ne
tardent pas à intervenir ici ou là ... Tout est possible pour faire taire toute
expression de contestation. Le régime ne serait-il pas conscient que ces
luttes, qui se classent sous le titre de revendications, constituent plus
généralement un mouvement contre la politique du gouvernement, une sorte de « y
en a marre ? ». Du coup, son agacement est notable. « Derrière ces
contestations se cache une main invisible », lancent les partisans du parti au
pouvoir. « Il y a des personnes qui cherchent à déclencher une révolution »,
déclare la ministre de la Main-d’œuvre, montrée du bout des doigts par les
contestataires comme l’une des commanditaires de l’actuel état des lieux «
inique ». Tantôt on désigne les Frères musulmans comme les grands
manipulateurs, tantôt la gauche, du moins de par son histoire avec la lutte
ouvrière. Paradoxalement, des députés du PND ont menacé de joindre ce mouvement
et d’observer un sit-in au Parlement pour protester contre des décisions du
ministre de l’Education. Tout se mélange sur fond de conviction ou d’illusion
que les plus démunis ne peuvent pas se mobiliser par eux-mêmes. Les
manifestations n’étaient pas jusqu’alors élitistes ? « Il s’agit d’un
développement important de la performance du peuple. Celui-ci passe outre les
partis, même d’opposition et les institutions officielles, comme le Parlement
et les syndicats pour faire écouter sa voix », explique Sabbahi. Quelles que
soient les raisons ou les revendications, les grèves sont devenues un outil,
voire le seul pour faire passer le message sans politiser le débat. Si Kéfaya a
le mérite d’avoir brisé le tabou politique et osé critiquer un président « très
vénéré », si ce mouvement de « Assez » était le catalyseur d’une série de
manifestations qui ont marqué le pays lors de ces deux dernières années, il
revient à ces nouveaux grévistes d’avoir déclenché un mouvement social sans
précédent, d’avoir secoué des Egyptiens souvent résignés. Une sorte de culture
de la grève se dessine. Le social prédomine la politique, ce résultat est
patent, c’est d’ailleurs là le succès de ce mouvement. Et le gouvernement, qui
ne lâchait pas du lest devant les manifestations et contestations politiques,
finit par reculer, même par petits pas, devant une vague qui est loin d’être
brisée. Un sursaut populaire qui « ouvrira la porte à un changement pacifique
du pouvoir », une théorie qui contredit celle de l’explosion imminente, « d’une
nouvelle révolution qui engendrera le chaos ». Eau ou pain, les germes sont
lancés et commencent à pousser, mais qui en récoltera les fruits ? .
Juste un mouvement d’humeur
Kéfaya a appelé à une journée de désobéissance civile, le 23 juillet, consistant à rester chez soi et à hisser le drapeau national. Aucune réaction ou presque n’a suivi, cette notion reste vague dans l’esprit des gens.
« Rester à la maison », ce n’est pas le titre de la célèbre chanson de la chanteuse libanaise Fayrouz, mais le slogan qu’avait lancé, ces derniers jours, le mouvement Kéfaya avec d’autres mouvements populaires, invitant le peuple égyptien à la désobéissance civile. Le terme est lourd, mais la pratique, comme l’expliquent les initiateurs, est très simple : vous êtes en état de désobéissance. Restez à la maison pour un jour, ne descendez pas dans la rue et mettez le drapeau de l’Egypte sur le balcon ou sur la voiture. « Un moyen de protestation pacifique très simple pour que ceux qui ont peur de prendre part aux manifestations et d’être molestés par les forces de sécurité puissent marquer leur opposition ... même les femmes au foyer », dit George Ishaq, l’ancien coordinateur du mouvement Kéfaya. Et pour rendre les choses plus simples, cette journée a été fixée à lundi dernier, au 23 juillet, jour férié à l’occasion du 55e anniversaire de la Révolution. Ceci pour éviter que les fonctionnaires absents ne soient sanctionnés.
Rendre les choses plus simples, c’est bien un but. Mais il ne faut pas oublier la connotation politique. Le souvenir de la Révolution resterait vivace. C’est ce que voulait démontrer Hamdine Sabbahi, le président du parti d’Al-Karama (nassérien), et qui a été parmi les sponsors intellectuels de ce mouvement. Dans un article paru dans l’organe du parti, il explique à travers des titres frappants : « Faire la révolution par le moyen de la désobéissance ». « L’Egypte a besoin aujourd’hui d’une nouvelle révolution. Les causes qui ont provoqué la Révolution du 23 Juillet reviennent de nouveau sur la scène en cette Egypte 2007, mais dans un aspect beaucoup plus dur et plus affreux ». « La révolution dirigée il y a plus d’un demi-siècle par des dizaines d’Officiers Libres ne peut se répéter qu’avec des milliers de citoyens libres ».
Dans ce même journal, la page des programmes télévisés était mise en valeur pour inciter les gens à rester chez eux. « Restez chez vous et divertissez-vous avec un match de Manchester United et les films Nasser 56 et Ma belle-mère est une bombe atomique ».
Mais que s’est-il passé réellement ? « Une participation faible ... très faible », c’est ce que les initiateurs de cet appel ont constaté et à laquelle ils s’attendaient d’ailleurs. Seuls les lieux où se trouvent des permanences des organisations et des activistes ont appliqué la consigne et distribué des drapeaux à leurs partisans. Une faible performance qui ne fait pas désespérer les Kéfayistes, puisque selon Mohamad Al-Achqar, activiste de Kéfaya, « il est très difficile de mesurer d’une façon scientifique et objective la réaction du peuple égyptien. Sur le plan de la désobéissance civile, le peuple peut être comparé à un enfant qui fait ses premiers pas », dit-il. Pour Ishaq, le mot de la désobéissance civile est un terme nouveau pour les Egyptiens auquel ils vont progressivement s’habituer. « Aujourd’hui, on appelle à la désobéissance durant un jour de congé, demain, ce sera au cours d’un jour ouvrable. Une fois à la maison ... une autre dans la rue. L’essentiel, c’est d’apprendre aux gens de changer leurs méthodes de protestation, inculquer la culture d’objection ».
Al-Achqar, lui, déplore l’insuffisance des drapeaux, le peu de propagande et la désaffection des activistes avec l’absence notable des partis d’opposition. Pour lui, « ce sont des tigres en papier, des alliés du gouvernement ». Mais, ceux-ci ont leur propre argument. Pour Abdallah Al-Sénnawi, rédacteur en chef du journal Al-Arabi Al-Nasséri, organe du Parti nassérien. « Il ne faut pas jouer avec le terme de la désobéissance civile. Celle-ci représente le degré le plus élevé de la protestation, plus que les manifestations, les sit-in et les grèves. Elle paralyse tous les appareils de l’Etat afin de réaliser les demandes du peuple ». Pour lui, l’initiative de Kéfaya risque de donner un aspect peu sérieux à une notion très grave.
Pour Moustapha Magdi, politologue partageant ce même point de vue, cet appel n’était pas sérieux et a été mal préparé. Il fait remarquer que l’étape normale suivant la désobéissance, « c’est le renversement du régime ». C’est beaucoup plus que cette sorte de happening qu’a proposé Kéfaya. Sans doute, il y a une confusion dans les termes et les concepts. Ce que voulait Kéfaya, c’était peut-être un geste d’humeur et une désobéissance symbolique. Magdi affirme que le seul scénario plausible de désobéissance civile serait mené par les Frères musulmans, l’unique mouvement d’opposition bien structuré. Une perspective qu’il qualifie de dangereuse.
Aliaa Al-Korachi