Al-Ahram Hebdo, Idées | Les implications de la Halqa
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 Semaine du 19 à 25 avril 2006, numéro 606

 

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Idées
Réflexion. Il y a trente ans, les parents des jeunes beurs interpellaient la société française sur leurs droits d’ouvriers ou d’hommes par le biais d’un théâtre éclairé. Retour sur une expérience mêlant art et solidarité à l’heure où les thèmes d’intégration et de reconnaissance sont au plus haut de l’actualité.

Les implications de la Halqa
Par Magdi Youssef*

Si les jeunes marginalisés en France ont aujourd’hui recours à des actes de violence pour exprimer leur colère, leurs parents, dans les années 1970, ont eu recours à des moyens culturels pour lutter contre le racisme et la marginalisation, voire l’oppression sociale de toutes sortes qu’ils subissent dans leur « nouvelle patrie ». Malheureusement, il s’avère aujourd’hui que leurs tentatives jadis rationnelles n’ont pas eu les fruits qu’on aurait espérés dans la société hôte.

A Aix-en-Provence, le même mouvement culturel présenta d’autres œuvres théâtrales luttant pour les droits spoliés des émigrés en France. Parmi celles-là, à titre d’exemple, la pièce « Vive la France, immigre silence » qui utilisa le patrimoine de la « Halqa » (le théâtre en rond) venant de l’Afrique du Nord dans un spectacle de rue à Aix-en-Provence. La pièce commençait par la scène d’un groupe de touristes étrangers suivant un guide qui leur décrit les jets d’eau d’Aix et vantant son vieux quartier. C’est à ce moment qu’un émigré maghrébin s’adresse à l’un des touristes et lui dit : « Tu ne voudrais pas voir le vrai visage d’Aix ? ». Le guide interloqué met en garde le touriste contre « l’Arabe », mais le touriste, faisant fi de la mise en garde du guide, suit l’Arabe pour voir le vrai visage de cette ville légendaire. L’Arabe l’entraîne alors dans une maison sombre, menaçant ruine, lui fait gravir des escaliers fort usés et le fait entrer dans une pièce pleine de lits sur lesquels les gens dorment encore, car c’est un jour de congé hebdomadaire. Le touriste stupéfait, lui demande alors : « Vous tenez une réunion ici ? ». L’Arabe immigré lui répond en souriant : « Une réunion ?! Nous, nous vivons tous ici. Plusieurs dizaines dans cette pièce mal aérée, aux murs et aux plafonds rongés. Malgré cela, nous payons les loyers les plus élevés pour bénéficier de ce haut standing ». Puis il ajoute : « Suis-moi, je vais te montrer le meilleur ». Et il l’entraîne vers la cuisine d’où émanent des odeurs désagréables. Le touriste se met le mouchoir sur le nez et demande à sortir immédiatement de cet endroit, ce à quoi l’immigré lui réplique : « Tu vois. Toi, tu ne peux pas rester ici quelques instants, alors que nous, nous y vivons des années et des années. C’est ça le miracle de la vie à Aix : la vie des travailleurs étrangers. C’est ça le vrai visage de cette ville ... ».

Le touriste étranger retourne alors auprès de ses compagnons leur raconter ce qu’il a vu et ce que, eux, n’ont pu voir de ce drame. Cette pièce, où s’effaçaient les barrières entre le théâtre et la vie, était jouée, à Aix-en-Provence, sur la voie publique et le public se mettait en rond tandis que les acteurs, les gens concernés par la cause et pour laquelle ils militaient en la théâtralisant, entraient dans le cercle de la représentation et en sortaient pour s’intégrer au public qui les entourait, puis retournaient dans le cercle pour interpréter leurs rôles et ainsi de suite ... Très souvent, le public intervenait dans la représentation pour soutenir, s’opposer ou sympathiser, ce qui provoquait un débat improvisé entre lui — le public — et les acteurs militants avec l’armée du théâtre pour leurs droits spoliés. Et leurs improvisations n’avaient rien à envier à leurs rôles écrits à l’avance. C’est que la structure fondamentale de la pièce, non seulement autorise ce type d’improvisation, mais elle l’intègre à sa stratégie, comme élément essentiel dans le processus de communication dramatique avec le public. Il en a résulté que la langue utilisée dans ce théâtre en rond n’était pas fixée à l’avance mais elle dépendait de la composante du public qui formait le cercle. S’il était composé d’Arabes immigrés — par exemple la représentation était donnée dans l’arabe parlé marocain/algérien/tunisien — et si le public était français, c’était la langue française qui était privilégiée.

S’il arrivait que le public était composite, alors la représentation mêlait le français et l’arabe (une sorte de « franco-arabe ») et il pouvait arriver que la langue utilisée passa du français à l’arabe ou l’inverse suivant les recompositions du public au cours de la représentation ... Et quand cette représentation fut donnée à Marseille, voilà un quart de siècle, et que le public fut rejoint par les marins pêcheurs qui étaient en grève pour appuyer leurs revendications vis-à-vis des patrons de pêche, les ouvriers de la pêche mirent les filets de pêche sur les épaules et improvisèrent une « pièce théâtrale ». Dans cette pièce, ils représentèrent la duplicité des patrons pêcheurs qui les abusaient quand il s’agissait de leur verser leurs revenus qui correspondaient à la quote-part de la cargaison, arrêtée d’un commun accord. Or, les marins pêcheurs ne récoltaient que les miettes du fruit de leur labeur que voulaient bien leur verser les patrons pêcheurs après que ceux-ci eurent vendu le résultat de la pêche sur les marchés, sans leur contrôle strict. Bien sûr, les patrons prétendaient, toujours, que les cours des poissons étaient bas alors qu’ils mettaient dans leurs poches la différence entre le prix de vente réel sur le marché et le prix qu’ils déclaraient avoir obtenu et sur la base duquel ils calculaient la quote-part revenant, comme convenue, aux marins pêcheurs ...

Ainsi, nous voyons que la Halqa venue du Maghreb ne s’est pas seulement greffée au patrimoine théâtral en France, processus désigné — dans la théorie de l’acculturation — par le concept d’acculturation inversée et que je désigne dans mon discours théorique par l’interaction socioculturelle qui s’oppose à l’interférence socioculturelle. C’est donc ainsi que le théâtre de la Halqa maghrébin a non seulement enrichi le théâtre français, en lui apportant la spontanéité, le lien direct avec les besoins culturels et sociaux du public, mais il a également transformé le public spectateur en « acteur » de ses problèmes d’existence et de ses luttes, alors que les acteurs de la représentation elle-même, après leur interprétation, se transformaient en spectateurs. Ainsi est levé le hiatus entre l’acteur exécutant un rôle « établi à l’avance d’une manière déterminée » et le public passif regardant, une représentation sans y « intervenir » suivant l’idée selon laquelle toute intervention du spectateur est une atteinte aux « droits » de la représentation (!) et empiétement sur « les prérogatives professionnelles » des acteurs et des metteurs en scène. Oui, non seulement la Halqa lève totalement le hiatus artificiel, mais le spectacle improvisé qu’elle autorise, conduit à représenter le conflit social que vivent les improvisateurs eux-mêmes dans « l’arène » de leur vie quotidienne, ce qui induit l’improvisation des spectateurs, d’une pièce parallèle où ils représentent le drame de leurs conflits sociaux. Jean Duvignaud a essayé d’emprunter le concept d’anomie à Emile Durkheim pour caractériser le phénomène de la naissance du théâtre. Je ne pense pas que ce concept est à même de décrire ce phénomène que je désigne comme étant une interaction socioculturelle théâtralisée. Car, bien que le conflit économique constitue l’arrière-plan général du conflit culturel et social, il n’en est pas moins vrai que c’est le contact entre deux cultures différentes, chacune d’elles ayant son propre patrimoine théâtral qui a abouti à ce phénomène d’enrichissement théâtral qui a influencé la vie culturelle en France et lui a apporté une dimension nouvelle qui lui manquait .

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*Professeur de littérature comparée et président de l’Association internationale d’études interculturelles.

 




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