Otages
est un spectacle sublime. Un spectacle qui a su raconter et
montrer le désordre anarchique de notre monde actuel ; alors
qu’une idée courante tente de nous faire croire à
l’impossibilité de transposer au théâtre l’horreur et l’effroi
qui nous entourent comme étant plus dramatiques que le théâtre
même. En effet, la plupart des pièces qui ont essayé de nous
renvoyer une image des atrocités quotidiennes ont eu souvent
recours — presque obligé — à des moyens non théâtraux (comme le
cinéma et la vidéo) pour rejoindre la réalité. Ainsi, ont été
mises en avant les limites de l’écriture scénique. Mais avec
Otages, Leïla Toubel (dramaturgie) et Ezzeddine Gannoun (mise en
scène) ont réussi le pari, celui de ne pas succomber aux images
toutes faites et d’échapper aux stéréotypes faciles.
Otages se passe — comme le titre l’évoque —
en huis clos. Un lieu spatio-temporel indéfini, d’où la
généralité du thème. D’ailleurs, les terroristes parlent une
langue que personne ne comprend ; choix délibéré pour confirmer
la dimension cosmique de tous enlèvements et captures organisés
par des salauds. Et pourtant, leur langue incompréhensible se
réfère à une identité : le mal, que va traduire l’impressionnant
Rabii Zammouri par une musique concrète bien plus éloquente que
tout le verbalisme du monde, faite de bruitage, de sirènes,
d’ambulances, de mitraillettes. C’est la voix du terrorisme, une
« internationale » à l’envers, comme hymne à la torture !
Avant de rédiger le texte pré-dramaturgique
d’Otages qui s’est développé tout le long des improvisations,
Leïla Toubel voulait aborder le thème de la liberté. Mais
n’est-ce pas que la prise d’otages est l’expression de l’absence
de liberté ? Elle n’a donc pas, en fait, quitté totalement son
projet initial. Au contraire, elle l’approfondit en focalisant
son sujet sur l'une des situations les plus inhumaines. Car,
quand un individu perd sa dignité, il ne lui reste plus rien et
sa vie n’a plus de sens.
Ici et maintenant, c’est-à-dire partout
aujourd’hui, règne un état d’incohérence telle, donc
d’incompréhension totale qui ne peut plus régir les Etats ni les
peuples. Et dans tout ce fouillis, il n’en demeure pas moins que
les histoires des gens, en l’occurrence des otages, restent un
témoignage essentiel pour une lecture ultérieure de l’histoire
de l’humanité.
Qui sont ces otages ? Toubel l’explique ainsi
: « Ce sont des personnages ordinaires qui se retrouvent dans
une situation extraordinaire. Leur rêve était de prendre le
large et non pas de monter l’échelle comme tout fonctionnaire
étriqué. Il y a la maniaco-dépressive, celle qui veut devenir
star, le footballeur, la petite secrétaire qui part tous les ans
acheter une partie de son trousseau ». Toubel, l’actrice, qui
nous a toujours surpris par son jeu de lionne sur scène, garde
fortement ancrée — quand elle écrit — son expérience de
comédienne. Elle commence par esquisser le profil de chacun des
personnages et laisse la porte ouverte pour un échange permanent
entre la scène et l’auteur, car, comme elle le confirme : «
L’écriture ne peut plus être un acte isolé. Ce texte n’aurait
jamais existé sans la démarche de Gannoun et vice-versa. Avec le
parti pris de la mise en scène, il fallait écrire ce texte et
pas un autre ».
Dans sa mise en scène, tel que le nous révèle
l’acteur Wahid Ajmi, Gannoun ne dépend pas d’un texte abouti, il
travaille sur une écriture pré-dramaturgique qui lui permet de
créer à partir de la scène, il compte aussi sur les propositions
des comédiens qui sont pour lui l’axe central du travail. « Ils
seraient pour le plateau ce que la plume est pour la feuille ».
Gannoun ne cesse pas de « mettre en examen attentif » (l’idée
est de Brecht) le matériau brut. Ensuite, à partir d’une
dialectique constante, il construit petit à petit les
personnages et le déroulement des situations, y compris le
rythme et tous les autres éléments de la pièce (avec les
créateurs, lumières, costumes, maquillage, etc.) qui viennent
s’y greffer presque naturellement. Dans sa mise en scène, il a
demandé aux acteurs de défendre le texte avec chacun sa
dynamique, sa prise de conscience de soi et de l’autre, et de
l’espace. Le point de départ n’est jamais le jeu psychologique,
il n’aime pas non plus l’acteur cérébral ; par contre, il
cherche les situations où, sous le familier, on peut découvrir
l’insolite. Et Ajmi pour continuer : « Gannoun donne aux
comédiens — quand ils doivent confronter des difficultés — des
pistes, des suggestions, des directives pour ensuite les laisser
chercher eux-mêmes dans cet espace de liberté qu’est la scène.
Car l’acteur, c’est comme un clavier de piano qui crée des
mélodies à l’infini ».
Otages est l’expression des desiderata de
personnes à la dignité bafouée, aux mains ligotées et aux yeux
bandés. Mais comment se fait-il que nous, spectateurs — libres
et circulants — puissions nous sentir, à notre tour, les otages
de toute une vie qui passe et qui ne nous permet pas de réaliser
nos rêves ? C’est que la pluralité des sens cachés de la
dramaturgie, la magie des mots, les acteurs passeurs du texte et
la mise en scène envoûtante nous renvoient des images qui
s’adressent directement à notre vécu.
Alors, nous adhérons et nous avons envie nous
aussi de construire de petits bateaux à l’aide d’une feuille
arrachée à notre ancien cahier de classe, quand les rêves
étaient possibles.
Menha el Batraoui