Pionnier du cinéma palestinien né sous l’occupation, le
réalisateur Rachid Machharawi s’attache à
saisir dans ses films l’essence de son peuple jusque dans les
plus infimes détails. Son rêve : corriger la trajectoire d’une
cause en panne.
Palestine
terre d'humanité
Invité de prestige du 30e Festival international du film du
Caire, il ne se laisse pourtant pas séduire par le jeu de la
flatterie. Il concilie son emploi du temps de membre du jury
de la compétition des films arabes aux sollicitations
pressantes des médias, prenant souvent sur ses heures de
repos. Entre deux interviews, il vient à notre rencontre avec
son allure décontractée et son regard doux, qui fixe un
ailleurs qu’on ne peut déceler de prime abord. Ses propos et
ses œuvres permettent de mesurer le chemin parcouru, jalonné
de pratiques de l’art qui se démarquent des champs classiques
établis.
Né dans le camp Al-Shatee de réfugiés de Gaza, il appartient à
une famille déportée de Yafa en 1948, qui a été bercée par
l’espoir déçu de pouvoir réintégrer le pays au bout de trois
semaines d’exil. Dans l’unique pièce de la maison où il
grandit, qui servait de lieu de repos, de séjour, de jeu et
d’études, il apprend très tôt qu’il faut savoir s’organiser
pour ne pas se retrouver perdu dans les méandres du camp, un
lieu clos de murs, et ne pas hypothéquer son avenir. A 14 ans,
il se découvre un don pour le dessin et y trouve un moyen de
meubler le vide et d’imaginer d’autres lieux et paysages
inaccessibles. Ses toiles garnissent les murs de l’unique café
du voisinage, et son entourage vante ses mérites. Cependant,
il quitte l’école au bac, bien que doué pour les études, pour
éviter un avenir incertain. L’accueil des Palestiniens dans
les universités égyptiennes était fort limité et ses parents
ne possédaient pas les moyens de financer ses études. Il
rejoint aussitôt les rangs des 150 000 ouvriers qui se rendent
quotidiennement de Gaza en Israël pour travailler dans le
bâtiment ou les restaurants, afin de subvenir aux besoins de
leurs familles. Son père, plombier de métier, ne pouvait à lui
seul pourvoir à l’essentiel requis pour l’existence de la
famille. « Pour combattre les hivers délétères, les toitures
des maisons défaillantes sous l’assaut des averses, il n’était
pas question que de présent et de survie. Celle de gérer le
quotidien, remédier à la faim, dans un incessant rappel des
besoins, loin de tout calcul savant ». Sans penser qu’il
travaille chez l’occupant, il devait se plier à la dépendance
économique de Gaza de ce dernier.
Néanmoins, il cherche une alternative à la grisaille de ses
journées passées au camp et à un monde assailli par la
violence qui gagne. A 19 ans, il emprunte un appareil photo à
un ami dont le père vend les appareils de seconde main et se
met à enregistrer le détail de tout ce qui tombe sous son
regard : les amis, les parents, le voisinage, le paysage. Son
père réticent à cette idée au début, se complaît à reconnaître
les lieux et les personnages qu’il immortalise sur la
pellicule. Dès lors, avec l’appareil photo, il enregistre le
réel, capte les moments fugitifs, où il ne regarde pas vers
l’avenir ou le passé. C’est le seul univers qui lui importe,
qui lui rappelle qu’ailleurs, dans le monde ordinaire, le
temps et la vie continuent de s’écouler de façon normale.
Mais le destin lui réserve un autre tournant. Un jour, Bachir
Abou-Rabiaa, un ami palestinien, de nationalité israélienne,
dessinateur comme lui, lui offre l’opportunité de l’assister à
la conception du décor d’un film italien en tournage dans les
lieux saints de Jérusalem et de Jéricho. Fasciné par les menus
détails du tournage et son ambiance, il enfile l’identité de
décorateur dans d’autres courts métrages pour se risquer
auditeur et spectateur discret dans le temple du cinéma, où il
admire le rôle du réalisateur, maître des lieux. Toutefois, il
ne décide de devenir réalisateur qu’en se frottant au monde
concret d’un cinéaste palestinien résidant en Belgique, Michel
Khleifi, venu tourner son film Noces en Galilée sur un sujet
palestinien. Il saisit en filigrane de cette ambiance
véhémente les lignes de force de l’art. « Dans la torpeur d’un
monde marqué par la répression et ponctué de larmes étouffées,
j’ai pu m’entrouvrir grâce au cinéma à un autre monde fait de
sourires, de regards, de désirs et d’imaginaires, où les
questions fondamentales de la Palestine peuvent s’articuler à
l’art ».
Naturellement, son premier court métrage Passeport relate la
situation d’un Palestinien déchiré entre deux bords qui le
rejettent : Israël et le monde arabe, et qui ne lui
reconnaissent aucune identité. Suspendu sur un pont les
reliant, il perd son passeport et meurt dans l’explosion d’une
mine qui y est nichée. Le film est l’allégorie de la condition
condamnée du Palestinien. Les Israéliens interdisent la
projection de ce premier film né sous l’occupation, mais il
parvient à voyager hors des territoires occupés par
l’entremise d’amis de Rachid, écrivains palestiniens de
nationalité israélienne, tels que Tawfiq Ziyad, Samih
Al-Qassem et Emile Habibi, qui le diffusent dans le monde
arabe et les pays solidaires de la cause palestinienne telle
l’Union soviétique. Cependant, c’est son second court métrage
Al-Maljaa (le refuge) qui fonde sa renommée, pavant la voie à
un cinéma national sous la colonisation. Son expérience
personnelle, dans le passé, insuffle profondeur à l’univers
tourmenté du film. Dans une scène où passions, apparences et
jeux de miroirs s’interpellent, les protagonistes
s’interrogent sur leur condition de travailleurs chez
l’occupant. L’un, intellectuel, poussé par son patriotisme,
refuse de faire face à cette réalité compromettante. L’autre,
en revanche, pressé par un besoin de survie de sa famille,
accepte cette condition. Les deux représentent les deux
facettes du Palestinien qui souffre de cette condition
humiliante. « Le martyre spécial du Palestinien ne tenait-il
pas à cette faculté unique d’accueillir toutes les tares et
contradictions dues à l’occupation et de les incarner dans sa
chair composite ? ». Une vie figée du Palestinien autour de
l’idéal de la résistance et des idiomes du militantisme ?
Rachid balaie ce cliché et nous persuade du contraire. On voit
dans le film un Palestinien pleurer, déplorant sa situation.
Un autre cherche à adopter une identité israélienne, fréquente
une Israélienne dépravée et vend des terres de Palestiniens
aux occupants. Le cinéaste saisit ces existences fragiles, car
elles sont victimes de l’occupation qui pervertit les valeurs.
Si elle n’était pas, ils ne seraient pas. Il sert ainsi la
cause palestinienne en éclairant le monde sur la condition
d’opprimé du Palestinien et soutenant sa revendication d’une
vie digne dans un Etat libre. « Tous les hommes ne sont pas
forts. Ils sont capables de faiblesses comme de vertus. C’est
à ceux-là mêmes que se mesurent mes protagonistes. Nous
tendons vers les étoiles — quitte à échouer ou réussir. Notre
histoire n’est pas une affaire réglée ». Le film est
plébiscité par un public palestinien séduit à l’idée de
discerner un sujet qui le concerne, tourné par un réalisateur
partageant sa vie commune. De même, projeté au Caire dans une
conférence culturelle, où participent les représentants de
l’OLP à Tunis, il remporte l’adhésion de l’organisation qui en
approvisionne ses bureaux et missions à l’étranger.
Néanmoins, à chaque nouveau film, Rachid doit recommencer un
tour de force, pour braver les contraintes dressées par les
Israéliens. C’est en enfilant l’identité d’assistant de son
ami Bachir Abou-Rabiaa de nationalité israélienne qu’il
parvient à tourner et infiltrer son équipe dans les
territoires que lui interdisent les Israéliens.
Touché par son style sincère et humain, Channel Four, une des
grandes chaînes de télévision anglaises, lui confie la
réalisation d’un documentaire sur la première Intifada des
enfants. Ce fut alors Dar wa dour (maison et habitations), où
il enregistre les soubresauts d’une société qui exprime un
besoin viscéral de liberté et de changement qui se brise
contre l’impossibilité d’y parvenir. Le film couvre l’Intifada
jusqu’à la première guerre du Golfe, où les Palestiniens sont
violemment sanctionnés par les Israéliens pour avoir formulé
un espoir dans une issue à leur problème. Il se concentre sur
les visages des enfants, les gestes du quotidien, l’histoire
de la Palestine, ses bruits, ses reflets, ses tourments, ses
sources cachées, son caractère sacré. « La Palestine est le
dernier dissident, résistant aux dérives de la colonisation.
Elle est donc ciblée. Si cette dernière digue cède, c’est
toute l’humanité qui sera en danger de mort ». C’est en
maîtrisant son art que Rachid permet d’introduire un
changement. « Depuis Dar wa dour, les cinéastes palestiniens
sont convaincus qu’en véhiculant une image humanisée des
Palestiniens, par des outils spécifiques, ils peuvent corriger
la trajectoire très malaisée et lente de la politique qui leur
a très peu offert et gagner le soutien de l’opinion
internationale ».
S’il soulève le problème que pose la politique, ce n’est pas
en érudit ou en théoricien, mais en observateur lucide et
réaliste. Dans son film Haïfa, le protagoniste du même nom se
perd dans une rencontre des pacifistes favorables aux accords
d’Oslo et des antipacifistes. Les illusions de paix basculent
dans le deuil de la mémoire des réfugiés aspirant au retour au
pays et à son cortège de tragédies. « Les accords d’Oslo et
les tentatives de paix ne sont que pure illusion. Israël ne
veut pas la paix. Il a épuisé toutes les formes de répression,
à commencer par les massacres des Palestiniens et de leurs
leaders, jusqu’à l’instauration de colonies, de barrières et
de murs étanches sans se résoudre à reconnaître le droit des
Palestiniens à un Etat indépendant. Il faut réfléchir à ce qui
a déjà été fait. Sinon, nous parlerons dans un vide où nulle
voix humaine ne peut produire un son ». Cependant, Rachid ne
perd pas espoir car il sait que les embarras des grands
desseins ne rendent pas misérable. « Dans un siècle barbare,
il faut inventer l’humanisme. Les inventeurs sont le premier
rang, à juste titre, dans la mémoire des hommes ». Il fonde à
Ramallah le Centre de production cinématographique, où de
jeunes cinéastes, tel Hani Abou-Assaad, sont initiés aux
métiers de l’image et du son avant de se lancer dans une
carrière nationale ou internationale. Il établit aussi un
cinéma itinérant dans les universités, les écoles et les
campagnes.
Avec des fils de vie ballottés entre l’espoir dans la liberté
et l’illusion qu’il entrelace, Rachid entre en résonance avec
le présent, dans son dernier film Intizar (attente), pour
exprimer une revendication. « Le fragile équilibre a volé en
éclats. Ne sommes-nous pas en droit d’entrer dans un autre
temps que celui de l’attente, de croire à un changement dans
ce nouveau millénaire ? ». Ce grand exilé, voyageur clandestin
entre son pays et ailleurs, est aujourd’hui une référence.
L’attachement à la terre le pousse à transformer sa condition
de réfugié en quelque chose de productif, d’utile.
Amina
Hassan