Mahfouz a-t-il été conciliant avec le pouvoir ?
Mohamed
Salmawy
«
Non, Abdel-Hakim, non ! ».
C’est en ces termes que le président Nasser s’est exprimé au
maréchal Abdel-Hakim Amer lorsque ce dernier l’avait contacté
un soir de 1966 afin de prendre des mesures punitives à cause
de Dérives sur le Nil, roman de Mahfouz dont on a célébré
l’anniversaire de naissance le 11 décembre dernier.
Le maréchal
pensait que Mahfouz avait dépassé les bornes dans ce roman, à
cause de la critique acerbe qu’il adressait à certaines
conjonctures relatives au climat policier omniprésent avant
1967. Les critiques avaient pour cible, de manière directe,
les services de renseignements présidés par Salah Nasr et
qu’on qualifiait « d’Etat à l’intérieur de l’Etat ». Salah
Nasr, qui faisait partie de la garde de Abdel-Hakim Amer, ne
pouvait accepter que sa personne et ses manières puissent être
critiquées. Ainsi a-t-il voulu donner l’exemple à travers
Naguib Mahfouz à tous les autres écrivains et intellectuels de
l’époque et dont les voix fusaient de partout condamnant les
dépassements du pouvoir.
Sami Charaf,
directeur du bureau de Nasser, m’avait raconté il y a quelques
années certains détails au sujet de cet incident. Charaf
s’apprêtait à publier la première partie de ses mémoires de
grande valeur qui comportaient un témoignage minutieux et
sincère sur une période très importante de l’Histoire moderne
du pays. Je me suis rappelé de tout ceci lorsque j’étais à la
librairie de Madbouli et je fus surpris de voir la deuxième
partie de ses mémoires, dont j’avais eu l’honneur de lire la
première alors qu’elles étaient encore en état de manuscrit.
Parmi
les faits que les mémoires n’avaient pas abordés dans leur
première partie les incidents concernant Naguib Mahfouz. Je
lui avais posé la question directement, il me répondit qu’il
se souvenait bien que le maréchal Amer l’avait contacté tard
dans la nuit pour savoir si le président était toujours dans
son bureau. Il répondit que le président se trouvait dans la
salle de cinéma à proximité de sa demeure où il allait de
temps en temps pour se divertir. Amer demanda à Sami Charaf
d’informer le président dès sa sortie de la salle de cinéma
pour une affaire urgente. Ce qu’il fit et Nasser contacta
Abdel-Hakim Amer aussitôt.
Sami Charaf,
qui se tenait non loin du président alors qu’il parlait à
Amer, a rapporté qu’il n’avait pas suivi les propos de Amer,
il se souvenait parfaitement de la réponse de Nasser qui
répondit fermement : « Non, Abdel-Hakim, non ! Combien de
personnes comme Mahfouz avons-nous ? ». Ce qu’on peut déduire
de ces propos c’est que les œuvres de Mahfouz dévoilent des
points sombres révélant des aspects négatifs qui ont lieu en
catimini et ce, avant qu’elles ne prennent des proportions
dangereuses. Ensuite, il rétorqua au maréchal Amer : veux-tu
qu’on dépende uniquement des rapports officiels ?
Loin de la
version de Sami Charaf, il est évident que sans l’intervention
de la personne de Nasser, des mesures punitives auraient été
prises contre Naguib Mahfouz pour sa position audacieuse.
Mahfouz avait osé critiquer les services de renseignements
ainsi que certaines pratiques opportunistes des hommes de
l’Union socialiste arabe dans ses œuvres des années 1960.
Certains avancent même que l’ordre de l’arrestation de Mahfouz
était effectivement signé par Salah Nasr et vraisemblablement
l’appel de Amer ce soir-là avait pour objectif de l’en
informer et non pas de prendre son avis ou permission avant de
l’appliquer. Les services de renseignements n’étaient-ils pas
effectivement un Etat à l’intérieur de Etat comme ils furent
qualifiés par Nasser lui-même ? Et donc le refus total de
Nasser a mis fin à l’ordre d’arrestation. Certains avancent
même que la force mandatée a rebroussé chemin avant
d’atteindre la demeure de Mahfouz. Cependant, tout ceci n’a
pas convaincu Mahfouz d’arrêter ses critiques contre les
conjonctures qu’il refusait. L’année qui suivit, il publia son
roman Miramar, poursuivant ses critiques vis-à-vis du pouvoir
en place. Miramar a paru la même année que la défaite de 1967,
alors que les appareils politiques n’étaient pas prêts à
accepter ce genre de critique virulente.
Dans un autre
incident à propos du roman Les fils de la Médina, qui avait
paru en 1959, j’avais entendu des détails concernant un accord
conclu entre Hassan Sabri Al-Khouli et certains cheikhs d’Al-Azhar
qui avaient émis des réserves sur le roman et ils ont demandé
à Mahfouz s’il était prêt à en discuter. Mahfouz, avec
l’audace qu’on lui reconnaissait, approuva l’idée et Al-Khouli
— qui était à l’époque directeur de la censure sur les
imprimés — a fixé un rendez-vous et informa Mahfouz. A l’heure
exacte, Mahfouz s’est rendu au bureau d’Al-Khouli et il était
prêt à défendre sa position, mais ce sont les cheikhs qui ont
refusé de le faire.
Je me suis
rendu compte que Sami Charaf était au courant de cet incident
et il avait ajouté qu’Al-Khouli agissait selon les directives
personnelles du président Nasser qui lui avait demandé de
mettre un terme au malentendu entre notre grand homme de
lettres et les cheikhs d’Al-Azhar, parce qu’il n’entreprendra
aucune mesure contre Mahfouz, d’après ses dires.
Mahfouz a pris
position concernant Les fils de la Médina et avait approuvé
d’affronter les cheikhs qui s’y opposaient et s’il avait fait
face à l’Etat des renseignements, aussi arrogant qu’il soit
dans Dérives sur le Nil, il avait en plus mis en garde contre
la catastrophe de 1967 avant qu’elle n’ait lieu. Peut-on dire
donc qu’il a été conciliant avec le pouvoir ? Etait-il un
homme sans position, comme se plaisaient à le dire certains
jeunes critiques marxistes ? Un troisième groupe de critiques
avançait que Mahfouz se cachait derrière ses romans qui
comportaient une dimension politique indirecte, alors que dans
la réalité, il n’avait jamais eu de position politique ouverte
en dehors de ses romans. Ce genre de critique n’est pas moins
naïf que le précédent. A l’époque de Sadate, Mahfouz a signé
la célèbre pétition comme beaucoup d’hommes de lettres qui
refusaient l’état de ni guerre ni paix qui prévalait avant
1973. A cause de cette position, certaines mesures ont été
prises contre Naguib Mahfouz, il a été interdit d’écrire dans
les journaux et ses films n’ont pas paru sur les écrans.
Etait-ce là une sanction contre un homme conciliant vis-à-vis
du pouvoir, un homme qui n’avait pas de position politique ?
Mahfouz était
un homme discret et poli ayant de l’éthique, il ne suscitait
la colère de personne. Mais il avait une position ferme et
inébranlable quant aux avis auxquels il croyait. J’ai été
témoin d’une confrontation directe avec le pouvoir. Mahfouz a
tenu à sa position avec calme sans arrogance et sans faire
trop de bruit et en ne lésinant en aucune façon sur sa
position de base. L’on raconterait ces faits plus tard parce
qu’ils font partie de l’histoire de notre grand homme de
lettres et de sa vénérable biographie.
En étant
superficiel, certains ont fait l’amalgame entre la décence et
les positions politiques et se sont imaginés que la
gentillesse de l’homme l’avait empêché d’avoir des positions
politiques. Mais la fermeté peut s’exprimer par d’autres
moyens que les vacarmes enfantins qui estiment que la lutte
politique se manifeste en brandissant des pancartes et par la
sortie des manifestations. Un seul roman peut avoir l’effet
d’une révolution, ce que les cris et les slogans ne peuvent
pas réaliser toujours. Voilà une leçon parmi tant d’autres que
nous présente l’expérience de Naguib Mahfouz. Mais il faut
déjà avoir la carrure d’un étudiant intelligent comme pour
Naguib (dont le prénom signifie intelligent) pour le
comprendre .