Al-Ahram Hebdo, Opinion | Mahfouz a-t-il été conciliant avec le pouvoir ?
  Président Salah Al-Ghamry
 
Rédacteur en chef Mohamed Salmawy
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 Semaine du 13 au 19 décembre 2006, numéro 640

 

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Opinion

Mahfouz a-t-il été conciliant avec le pouvoir ?

Mohamed Salmawy

« Non, Abdel-Hakim, non ! ». C’est en ces termes que le président Nasser s’est exprimé au maréchal Abdel-Hakim Amer lorsque ce dernier l’avait contacté un soir de 1966 afin de prendre des mesures punitives à cause de Dérives sur le Nil, roman de Mahfouz dont on a célébré l’anniversaire de naissance le 11 décembre dernier.

Le maréchal pensait que Mahfouz avait dépassé les bornes dans ce roman, à cause de la critique acerbe qu’il adressait à certaines conjonctures relatives au climat policier omniprésent avant 1967. Les critiques avaient pour cible, de manière directe, les services de renseignements présidés par Salah Nasr et qu’on qualifiait « d’Etat à l’intérieur de l’Etat ». Salah Nasr, qui faisait partie de la garde de Abdel-Hakim Amer, ne pouvait accepter que sa personne et ses manières puissent être critiquées. Ainsi a-t-il voulu donner l’exemple à travers Naguib Mahfouz à tous les autres écrivains et intellectuels de l’époque et dont les voix fusaient de partout condamnant les dépassements du pouvoir.

Sami Charaf, directeur du bureau de Nasser, m’avait raconté il y a quelques années certains détails au sujet de cet incident. Charaf s’apprêtait à publier la première partie de ses mémoires de grande valeur qui comportaient un témoignage minutieux et sincère sur une période très importante de l’Histoire moderne du pays. Je me suis rappelé de tout ceci lorsque j’étais à la librairie de Madbouli et je fus surpris de voir la deuxième partie de ses mémoires, dont j’avais eu l’honneur de lire la première alors qu’elles étaient encore en état de manuscrit.

Parmi les faits que les mémoires n’avaient pas abordés dans leur première partie les incidents concernant Naguib Mahfouz. Je lui avais posé la question directement, il me répondit qu’il se souvenait bien que le maréchal Amer l’avait contacté tard dans la nuit pour savoir si le président était toujours dans son bureau. Il répondit que le président se trouvait dans la salle de cinéma à proximité de sa demeure où il allait de temps en temps pour se divertir. Amer demanda à Sami Charaf d’informer le président dès sa sortie de la salle de cinéma pour une affaire urgente. Ce qu’il fit et Nasser contacta Abdel-Hakim Amer aussitôt.

Sami Charaf, qui se tenait non loin du président alors qu’il parlait à Amer, a rapporté qu’il n’avait pas suivi les propos de Amer, il se souvenait parfaitement de la réponse de Nasser qui répondit fermement : « Non, Abdel-Hakim, non ! Combien de personnes comme Mahfouz avons-nous ? ». Ce qu’on peut déduire de ces propos c’est que les œuvres de Mahfouz dévoilent des points sombres révélant des aspects négatifs qui ont lieu en catimini et ce, avant qu’elles ne prennent des proportions dangereuses. Ensuite, il rétorqua au maréchal Amer : veux-tu qu’on dépende uniquement des rapports officiels ?

Loin de la version de Sami Charaf, il est évident que sans l’intervention de la personne de Nasser, des mesures punitives auraient été prises contre Naguib Mahfouz pour sa position audacieuse. Mahfouz avait osé critiquer les services de renseignements ainsi que certaines pratiques opportunistes des hommes de l’Union socialiste arabe dans ses œuvres des années 1960. Certains avancent même que l’ordre de l’arrestation de Mahfouz était effectivement signé par Salah Nasr et vraisemblablement l’appel de Amer ce soir-là avait pour objectif de l’en informer et non pas de prendre son avis ou permission avant de l’appliquer. Les services de renseignements n’étaient-ils pas effectivement un Etat à l’intérieur de Etat comme ils furent qualifiés par Nasser lui-même ? Et donc le refus total de Nasser a mis fin à l’ordre d’arrestation. Certains avancent même que la force mandatée a rebroussé chemin avant d’atteindre la demeure de Mahfouz. Cependant, tout ceci n’a pas convaincu Mahfouz d’arrêter ses critiques contre les conjonctures qu’il refusait. L’année qui suivit, il publia son roman Miramar, poursuivant ses critiques vis-à-vis du pouvoir en place. Miramar a paru la même année que la défaite de 1967, alors que les appareils politiques n’étaient pas prêts à accepter ce genre de critique virulente.

Dans un autre incident à propos du roman Les fils de la Médina, qui avait paru en 1959, j’avais entendu des détails concernant un accord conclu entre Hassan Sabri Al-Khouli et certains cheikhs d’Al-Azhar qui avaient émis des réserves sur le roman et ils ont demandé à Mahfouz s’il était prêt à en discuter. Mahfouz, avec l’audace qu’on lui reconnaissait, approuva l’idée et Al-Khouli — qui était à l’époque directeur de la censure sur les imprimés — a fixé un rendez-vous et informa Mahfouz. A l’heure exacte, Mahfouz s’est rendu au bureau d’Al-Khouli et il était prêt à défendre sa position, mais ce sont les cheikhs qui ont refusé de le faire.

Je me suis rendu compte que Sami Charaf était au courant de cet incident et il avait ajouté qu’Al-Khouli agissait selon les directives personnelles du président Nasser qui lui avait demandé de mettre un terme au malentendu entre notre grand homme de lettres et les cheikhs d’Al-Azhar, parce qu’il n’entreprendra aucune mesure contre Mahfouz, d’après ses dires.

Mahfouz a pris position concernant Les fils de la Médina et avait approuvé d’affronter les cheikhs qui s’y opposaient et s’il avait fait face à l’Etat des renseignements, aussi arrogant qu’il soit dans Dérives sur le Nil, il avait en plus mis en garde contre la catastrophe de 1967 avant qu’elle n’ait lieu. Peut-on dire donc qu’il a été conciliant avec le pouvoir ? Etait-il un homme sans position, comme se plaisaient à le dire certains jeunes critiques marxistes ? Un troisième groupe de critiques avançait que Mahfouz se cachait derrière ses romans qui comportaient une dimension politique indirecte, alors que dans la réalité, il n’avait jamais eu de position politique ouverte en dehors de ses romans. Ce genre de critique n’est pas moins naïf que le précédent. A l’époque de Sadate, Mahfouz a signé la célèbre pétition comme beaucoup d’hommes de lettres qui refusaient l’état de ni guerre ni paix qui prévalait avant 1973. A cause de cette position, certaines mesures ont été prises contre Naguib Mahfouz, il a été interdit d’écrire dans les journaux et ses films n’ont pas paru sur les écrans. Etait-ce là une sanction contre un homme conciliant vis-à-vis du pouvoir, un homme qui n’avait pas de position politique ?

Mahfouz était un homme discret et poli ayant de l’éthique, il ne suscitait la colère de personne. Mais il avait une position ferme et inébranlable quant aux avis auxquels il croyait. J’ai été témoin d’une confrontation directe avec le pouvoir. Mahfouz a tenu à sa position avec calme sans arrogance et sans faire trop de bruit et en ne lésinant en aucune façon sur sa position de base. L’on raconterait ces faits plus tard parce qu’ils font partie de l’histoire de notre grand homme de lettres et de sa vénérable biographie.

En étant superficiel, certains ont fait l’amalgame entre la décence et les positions politiques et se sont imaginés que la gentillesse de l’homme l’avait empêché d’avoir des positions politiques. Mais la fermeté peut s’exprimer par d’autres moyens que les vacarmes enfantins qui estiment que la lutte politique se manifeste en brandissant des pancartes et par la sortie des manifestations. Un seul roman peut avoir l’effet d’une révolution, ce que les cris et les slogans ne peuvent pas réaliser toujours. Voilà une leçon parmi tant d’autres que nous présente l’expérience de Naguib Mahfouz. Mais il faut déjà avoir la carrure d’un étudiant intelligent comme pour Naguib (dont le prénom signifie intelligent) pour le comprendre .

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