Liban .
L’heure est à l’affrontement. Le Hezbollah et le reste de
l’opposition sont descendus dans la rue, face au siège du
gouvernement, pour faire écouter leur voix et peut-être régler
de vieux comptes. Un risque de dérapage n’est pas à exclure
sous l’impulsion de forces extérieures.
L'opposition bat le pavé
Rien
ne va plus au pays du Cèdre. Ce semblant d’union, qui avait
rassemblé tous les citoyens face à l’agression israélienne et
fait de Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, un
héros national transcendant les communautés, a pris fin.
Certains sont dans la crainte de voir la situation actuelle
déboucher sur une guerre civile qui reste dans les mémoires.
Bien que les deux parties répètent qu’une guerre civile est
une ligne rouge à ne pas franchir, que l’armement des milices
et le creusement des tunnels n’auront pas lieu, les
accusations fusent de part et d’autre et on n’hésite pas à
qualifier l’autre de traître ni plus ni moins. Pour le premier
ministre libanais Fouad Siniora, le chef du Hezbollah veut «
planifier un coup d’Etat contre son gouvernement (...) et
s’ériger en tuteur de tout le Liban », a-t-il dit au siège du
gouvernement, devant lequel des manifestants protestent depuis
le 1er décembre pour faire tomber le cabinet. Le leader du
Hezbollah, dont on ne sait exactement où il se trouve depuis
la guerre et qui s’adresse à travers la télévision, n’a pas
non plus mâché ses mots. Il a accusé le premier ministre
d’avoir ordonné à l’armée libanaise de « couper les lignes
d’approvisionnement en armes » des combattants pendant la
guerre de l’été. Nasrallah a lancé aux membres de la majorité
qu’ils sont intervenus auprès des Etats-Unis pour amener
Israël à lancer son offensive contre le Hezbollah dans le but
d’obtenir son désarmement. Et de dire encore : « Ce
gouvernement obéit aux ordres de l’ambassadeur américain au
Liban. C’est un gouvernement non libanais, illégitime ».
Il ne s’agit
pas là de joutes oratoires uniquement. La rue était invitée à
participer et à dire son mot comme l’Agora du temps de
l’antique Athènes (lire page 5). Mais si les jours se suivent,
ils ne se ressemblent pas forcément. Parce qu’à Beyrouth 2006,
la situation est très grave. Comment expliquer cette escalade
? L’élément moteur est, sans doute, l’affaire Rafiq Hariri qui
ne cesse de faire couler de l’encre depuis son assassinat en
2005, et de sang aussi, avec l’assassinat du ministre de
l’Industrie Pierre Gemayel, voire de provoquer toutes sortes
de développements. Pour rappel des faits, une enquête menée
par une commission internationale avait inculpé des
responsables syriens. Un projet de création d’un tribunal
international de l’Onu pour juger les assassins de
l’ex-premier ministre, a été adopté par le cabinet de Fouad
Siniora. C’est alors que six ministres du Hezbollah et d’Amal
ont présenté leur démission pour invalider le gouvernement, le
considérer comme non représentatif et créer un vide. Le
président de la République, Emile Lahoud, allié de la Syrie,
est entré en jeu en rejetant le décret qui lui a été présenté
par le Conseil des ministres, « afin qu’il soit revu par un
gouvernement légal, constitutionnel et consensuel ».
C’est
dire que deux forces, chacune se proclamant légitime, se font
la guerre au Liban. L’Etat libanais a toujours été fondé sur
un équilibre délicat entre les communautés ; une fois celui-ci
rompu, c’est la porte ouverte sur l’enfer. C’est le talon
d’Achille d’un système à façade pluraliste et démocratique,
d’une république marchande, où tout peut s’épanouir mais où
tout peut également tourner au drame. L’influence étrangère y
est pour quelque chose. Les Libanais ont toujours dû chercher
des protections ou des garanties extérieures. Un jeu
d’équilibre plaçant les uns face aux autres. Dans la crise
actuelle, on ne peut ignorer plusieurs acteurs : la Syrie et
l’Iran, d’un côté, considérés comme des alliés, voire des «
manipulateurs » du Hezbollah, et d’un autre, l’Amérique et
l’Europe, notamment la France, qui soutiennent Siniora, voire
« dictent des ordres » à son cabinet.
La bataille
est lancée. Dans ce contexte, Condoleezza Rice, secrétaire
d’Etat américaine, a déclaré, à Washington, en accueillant son
homologue allemand Frank-Walter Steinmeier : « Ce gouvernement
démocratiquement élu est sous la forte pression de forces
extrémistes et extérieures, y compris la Syrie et l’Iran, qui
paraissent déterminées à déstabiliser cette jeune démocratie
». Damas, elle, n’a pas manqué d’affirmer qu’elle a décidé de
clore définitivement ce chapitre. « La Syrie n’est intervenue
d’aucune manière dans ce qui se passe au Liban, car si elle
était intervenue, elle aurait tranché la question », comme l’a
dit, sur un ton qui ne manque pas d’être agressif, le
vice-président syrien, Farouq Al-Chareh.
La carotte
et le bâton
L’Iran, avec
son habituelle technique politique alliant la carotte ou le
bâton, a relevé par la bouche d’Ahmad Khatami, un haut
dignitaire religieux, « qu’il espérait la victoire du
Hezbollah, car le gouvernement actuel ne représente pas tous
les Libanais ».
Indépendamment
de l’influence étrangère, des initiatives sont en cours pour
tenter de sortir de l’impasse. La plus importante provient de
l’influente Eglise maronite, et témoigne d’une possibilité
pour les Libanais de résoudre eux-mêmes leurs problèmes. L’Eglise
maronite propose de former un gouvernement indépendant, de
préparer une nouvelle loi électorale et une élection
présidentielle anticipée. A condition que toutes les parties
reviennent à la table des négociations. Un point positif :
l’accueil à priori favorable réservé par Nasrallah à la
proposition.
Et si les
manifestations monstres se poursuivent pour réclamer la
démission du gouvernement, personne ne semble vouloir
abandonner la négociation. La survie du pays est en cause. Et
une médiation de la Ligue arabe pour débloquer la crise semble
apporter un certain apaisement, du moins un report de ce
dernier assaut que veut livrer l’opposition. Nasrallah a
accepté « en principe » les propositions de l’Organisation
panarabe, a affirmé dimanche un émissaire de cette
organisation, le Soudanais Moustapha Ismaïl, envoyé spécial au
Liban du secrétaire général de la Ligue arabe, Amr Moussa.
Sollicité par le président du Parlement libanais Nabih Berri,
le chef de la Ligue arabe est attendu à Beyrouth pour
reprendre les pourparlers.
Interrogé sur
cet accord, un député du Hezbollah, Hassan Fadlallah, a
déclaré que « toute initiative stipulant la formation d’un
gouvernement d’union nationale dans lequel l’opposition
détiendrait un tiers garant des sièges » (lire entretien).
Pour l’heure, le gouvernement refuse toujours l’idée d’un
droit de veto, qui paralyserait, selon lui, le fonctionnement
de l’exécutif. Dans ce contexte, les médiations en cours,
aussi méritoires soient-elles, ne constituent pas encore une
base suffisante pour parler de règlement de la crise.
La complexité
de la situation reflète celle de l’échiquier libanais. C’est
un système qui se veut autant confessionnel et communautaire
que démocratique. Un Etat des citoyens et des confessions en
même temps. Une formule qui a souvent marché et qui, d’autres
fois, a mené à la catastrophe. Aujourd’hui, et dans un
contexte régional dangereux, ne peut-on pas craindre une
tendance de fait vers la division ?
La tentation
serait forte chez les Américains, empêtrés en Iraq, de vouloir
imposer une formule proche de l’Etat fédéral. Ainsi, les
experts américains qui avaient parlé d’une « libanisation de
l’Iraq » évoquent maintenant une « iraqisation du Liban ».
C’est blanc bonnet et bonnet blanc. Une idée qui remonte au
début du XXe siècle avec comme devise : « Diviser pour régner
» et qui reste à l’origine de tous les problèmes du monde
arabe. Avec le religieux gagnant du terrain et ayant enterré
le panarabisme et souhaitant conduire vers sa dernière demeure
l’idée d’un Etat des citoyens, les difficultés sont évidentes.
En fin de
compte c’est peut-être la realpolitik qui pourrait s’imposer.
C’est-à-dire que toutes les parties reviennent à la table des
négociations, comme unique solution pour regrouper cette
palette de communautés et de religions dans l’intérêt d’un
Liban qui, somme toute, ne gagnera rien à être morcelé.
Ahmed
Loutfi
Karim Farouk