Droits de l’Homme.
Un projet de loi élaboré par le ministère de la Justice pour
« restaurer l’ordre » soulève des inquiétudes dans
les milieux politiques.
L’équation difficile de la sécurité
Le
projet d’une loi d’urgence élaboré par le ministre de la
Justice, Ahmad Mekki, suscite l’inquiétude de l’opposition
et des militants des droits de l’homme qui craignent un
retour à la répression sous prétexte de combattre le
banditisme et la criminalité. Le projet de loi a été soumis
pour examen au Conseil suprême de la magistrature en
prévision de sa ratification.
La loi permet au président de la République de décréter
l’état d’urgence « si la sécurité du pays est en péril »,
notamment en cas de guerre, de troubles internes, de
catastrophes naturelles ou écologiques. L’état d’urgence est
alors instauré pour une durée de six mois après
l’approbation de l’Assemblée du peuple. Sa prolongation
éventuelle n’est possible que par référendum.
Le nouveau texte accorde aux autorités le pouvoir
d’interpeller et de placer en détention préventive les
criminels jugés dangereux, de mener des perquisitions sans
mandat, d’imposer des restrictions sur les déplacements et
les réunions. Les journaux sont soumis à une censure et
risquent la fermeture s’ils commettent des infractions liées
à la sécurité nationale.
Ahmad Mekki a expliqué que la
lutte contre la criminalité était « une revendication
populaire » et que le chef de l’Etat disposait du droit
de décréter l’état d’urgence pour combattre la criminalité
et restaurer la sécurité dans la rue.
Depuis la révolution du 25 janvier, les crimes se
multiplient en Egypte en raison de l’absence totale de
sécurité et de l’inertie de la police qui s’est sentie
particulièrement visée par la colère de la population
l’accusant d’avoir servi d’outil de répression au service de
l’ancien régime. Certains manifestants s’étaient déchaînés
contre les policiers pendant la révolution mettant à feu
plusieurs commissariats. Après la révolution, l’Egypte a
connu une vague de criminalité qu’elle n’avait jamais connue
auparavant, avec notamment une multiplication des vols à
main armée, des braquages de banques et de fourgons
convoyeurs de fonds. Les enlèvements de ressortissants
étrangers et de touristes sont devenus monnaie courante et
le racket a gagné en ampleur. Des heurts, parfois
meurtriers, ont éclaté pendant les matchs de football sans
que la police intervienne efficacement pour prévenir les
débordements des supporters.
« Le chaos sécuritaire actuel et l’usage fréquent des
armes à feu montrent qu’il est nécessaire de rétablir l’état
d’urgence pour neutraliser les criminels », estime un
ancien ministre adjoint de l’Intérieur. C’est l’opinion de
beaucoup d’officiels dans le secteur de la sécurité.
Bien qu’une bonne partie de la population pense que la
police doit être soutenue dans sa tâche de rétablir la
sécurité, certains partis d’opposition et figures de la
société civile sont défavorables au retour de l’état
d’urgence. « La promulgation de cette loi soulève des
doutes et des suspicions. Pourquoi mettre en place des lois
exceptionnelles alors que nous avons connu des élections
libres et démocratiques », réagit Amr Moussa, ancien
chef de la diplomatie et ex-secrétaire général de la Ligue
arabe.
« C’est un projet de loi liberticide », s’insurge, à
son tour, le parti du Rassemblement (gauche). « Ce
nouveau projet de loi sur l’état d’urgence est susceptible
de restreindre les libertés des Egyptiens et de les priver
de leurs droits de manifester, de se réunir et de
s’exprimer. Il leur ôte également toute protection juridique
contre la répression du régime. Nous appelons tous les
Egyptiens à le rejeter », indique le parti dans un
communiqué.
Affichant sa désapprobation, le président de l’Organisation
égyptienne des droits de l’homme, Hafez Abou-Saeda,
estime, lui, que la situation qui prévaut en Egypte n’exige
pas qu’on déclare l’état d’urgence. « Invoquer le
problème de la sécurité pour décréter l’état d’urgence
traduit une incapacité à mettre en place des politiques
sécuritaires efficaces durant cette période de transition
politique », explique-t-il. « Amender la loi
d’urgence est une chose et décréter l’état d’urgence en est
une autre … n’empêche que, dans la pratique, les libertés
risquent d’être transgressées », précise-t-il.
Le parti des Conservateurs (centre droite, officialisé au
lendemain de la révolution) réagit dans le même sens. « Pour
rétablir la sécurité dans la rue, il n’y a nul besoin d’un
état d’urgence. Nous avons besoin d’un travail dévoué de la
part des policiers. Cette loi est dirigée contre
l’opposition et les libertés publiques. Elle ne profite
qu’au pouvoir exécutif », lit-on dans un communiqué de
ce parti.
Plusieurs avocats ont également rejeté cette nouvelle
version de la loi d’urgence y voyant un retour à l’ère
Moubarak. L’ancien président avait maintenu tout au long de
sa présidence une loi d’urgence décrétée en 1981 après
l’assassinat du président Anouar Al-Sadate. « Rien ne
peut justifier l’existence de cette loi pour combattre le
banditisme, il suffit d’appliquer et de faire respecter les
dispositions du code pénal », affirme l’avocat Mohamad
Chaltout.
Pour l’expert en droit constitutionnel,
Sarwat Badawi, il est
important de faire la différence entre l’état d’urgence et
la loi sur l’état d’urgence. « L’état d’urgence est une
mesure provisoire pour faire face à des conditions
exceptionnelles, sa durée et l’endroit précis où il entre en
vigueur sont annoncés préalablement, alors qu’une loi sur
l’état d’urgence est simplement destinée à restreindre les
libertés publiques », souligne-t-il.
Pour le militant des droits de l’homme,
Baheiddine Hassan, le régime en place avance les
mêmes prétextes que l’ancien régime. « Les
révolutionnaires ont choisi le 25 janvier, qui coïncide avec
la fête de la police, pour protester contre les pratiques
inhumaines de la police et la répression. Tant qu’elle ne
fera pas l’objet d’une réforme, l’institution policière
restera incapable d’assurer l’ordre sans se doter de
prérogatives exceptionnelles », affirme-t-il
Pour tenter d’apaiser les craintes,
Mekki a précisé que son projet de loi enjoignait le
ministre de l’Intérieur de présenter un rapport mensuel à
l’Assemblée du peuple, au Conseil suprême de la magistrature
et au Conseil national des droits de l’homme, comportant le
nom des détenus ainsi que la raison et le lieu de leur
détention. Le procureur général devra présenter lui aussi au
Conseil suprême de la magistrature un rapport mensuel sur
les conditions d’emprisonnement des détenus. « Les médias
ont insidieusement fait croire aux Egyptiens que la loi sur
l’état d’urgence promulguée en 1958 avait été abolie. En
réalité, c’est l’état d’urgence et non la loi d’urgence qui
a été levée le 31 mai dernier », a précisé le ministre
de la Justice. « Le président Mohamad
Morsi ne promulguera pas la
nouvelle loi sur l’état d’urgence si elle ne bénéficie pas
d’un consensus national, l’Etat tentera alors de trouver une
alternative juridique pour combattre le chaos sécuritaire »,
a-t-il ajouté. Selon lui, la nouvelle version de la loi
offre davantage de « garanties juridiques » aux
citoyens. Il reste à savoir comment dans la pratique le
nouveau président parviendra à réaliser cette équation
difficile qui consiste à rétablir la sécurité sans toucher
aux droits fondamentaux des Egyptiens.
Mohamed Abdel-Hady