Libertés.
Trois mois après
l’expiration de la loi d’état d’urgence, en vigueur sous
Moubarak, le ministre de la Justice propose une autre
version de la loi plus « civilisée ». Elle donne elle
aussi aux autorités le droit de procéder à des arrestations
arbitraires.
L'état d'urgence dans un gant de velours
« Nous
avons réformé l’ancienne loi (...) la nouvelle loi comporte
d’innombrables garanties pour les libertés (...) le mot
urgence existe dans le Coran (...) tous les pays civilisés
ont des lois d’urgence ». C’est ainsi que le ministre de
la Justice, Ahmad Mekki, fait la
promotion de sa nouvelle version de la loi d’état d’urgence.
Mais il peine à convaincre. La simple mention du mot « urgence »
réveille dans l’esprit des Egyptiens le souvenir encore
vivace de l’Etat policier qui a régné brutalement sur
l’Egypte au cours des trois dernières décennies, et dont
l’outil de répression était la loi d’état d’urgence.
Décrétée par Soufi Abou-Taleb, l’ancien président de
l’Assemblée du peuple, deux heures après l’assassinat
d’Anouar Al-Sadate en 1981, cette loi qu’on a qualifiée à
l’époque de « provisoire » (elle a été décrétée pour
une période de trois ans) a été sans cesse prorogée par
Moubarak et n’a jamais été levée.
Historiquement, cette loi date de 1952 (loi n° 162 de 1952).
Elle a été appliquée à plusieurs reprises : après l’incendie
du Caire en 1952, et jusqu’en 1956, puis au lendemain de la
défaite de juin 1967 et jusqu’en 1980 où elle a été annulée
par Sadate quelques mois seulement avant sa mort.
L’argument présenté aujourd’hui par
Mekki en faveur d’une nouvelle version de la loi
ressemble à ceux avancés par les ministères de l’Intérieur
du régime déchu, à savoir « protéger l’ordre public ».
Une formule qui déguise une réalité bien plus cruelle, car
cette loi a été utilisée par le régime pour briser les
opposants politiques. Détentions arbitraires, civils jugés
par des tribunaux militaires à huis clos, restrictions des
libertés publiques, interdiction des grèves et des
manifestations, tout était permis au nom de la protection de
l’ordre public. Les Frères musulmans, principale force
d’opposition à cette époque, en savent quelque chose.
Abdel-Moneim Abdel-Maqsoud,
avocat de la confrérie, donne aujourd’hui des chiffres qui
montrent l’impact de cette loi sur les seuls Frères
musulmans : 32 000 détenus, 1 400 entreprises fermées, 3 200
dirigeants des Frères interdits de sortie du territoire,
11 000 travailleurs licenciés.
Malgré la contestation populaire et les pressions
extérieures, cette loi, par essence temporaire, a été
prorogée par le Parlement à chaque fois qu’elle arrivait à
expiration. Sa dernière prorogation sous le régime de
Moubarak date de mai 2010, neuf mois avant la chute du
dictateur, où elle avait été modifiée au niveau de la forme
uniquement.
Après la révolution, le Conseil militaire, malgré des
promesses début 2011 de mettre fin à l’état d’urgence, non
seulement le maintient, mais en plus l'utilise largement
durant la période de transition. Les ONG recensent des
milliers de détenus arrêtés en vertu de cette loi
d’exception durant cette période. Et la publication en
janvier 2012 par le maréchal Tantawi
d’un décret limitant son application aux hors la loi ne met
pas fin à la contestation. Finalement, le 31 mai 2012, date
d’expiration de cette loi soi-disant « provisoire »,
le Parlement, à majorité islamiste, refuse de la renouveler.
La loi d’urgence remise à jour
La nouvelle mouture de la loi d’état d’urgence présentée par
Mekki soulève une grande
polémique. Le président Morsi
avait promis dans son programme électoral de ne plus revenir
à cet état d’exception. Mais il garde à présent le silence.
Quant à son parti, Liberté et justice, opérant un virage à
180°, il fait maintenant la propagande active du nouveau
texte, arguant que « la loi est bonne, mais l’ancien
régime en a fait un mauvais usage, ce qui a provoqué des
troubles ».
Mekki
essaye en vain d’assurer qu’il a entamé cette démarche « sans
la recommandation du président », et qu’il préparait
déjà ce projet de loi « avant même d’être nommé ministre
de la Justice ». Il se défend en affirmant que cette loi
est destinée à avoir un effet préventif, mais ne peut pas
convaincre lorsqu’il dit que cette version amendée met « des
entraves pour le régime et non pas pour le citoyen ».
Encore et toujours, la définition de « danger pour
l’ordre public » reste floue. La liberté d’expression
reste menacée dans la loi de Mekki
comme dans les précédentes. Les quelques points positifs que
Mekki avance comme des « garanties
pour les libertés » ne peuvent guère calmer ni les
soupçons, ni la crainte majeure de voir cette loi utilisée
pour réprimer, cette fois, les opposants des Frères
musulmans.
« Il y a tant d’autres dossiers ouverts et bien plus
urgents avec lesquels Mekki
aurait dû commencer sa carrière de ministre de la Justice »,
s’insurge Gamal Eid, directeur exécutif du Réseau arabe
d’information sur les droits de l’homme. Selon Eid, dans
cette nouvelle version comme dans l’ancienne, l’Etat garde
la mainmise totale sur les libertés des citoyens. « Il
aurait fallu d’abord qu’ils procurent plus de pouvoir à la
justice », continue-t-il. Et d’ajouter : « Toutes les
mesures prévues par cette loi d’état d’urgence, comme la
supervision du contenu des journaux, devraient rester dans
les mains de la justice, afin d’assurer que rien ne porte
atteinte à la liberté du citoyen ».
Pour Nasser Amin, directeur du Centre de l’indépendance de
la justice, certains articles de la version de
Mekki vont dans le bon sens. Par
exemple, le fait que le ministre de l’Intérieur doit
présenter un rapport mensuel au Parlement, au Conseil
suprême de la magistrature et au Conseil national des droits
de l’homme, renfermant les noms des détenus, ainsi que la
raison et le lieu de leur détention.
Selon Amin, l’état d’urgence ne devrait pas être instauré
pour une durée fixe de plus de six mois, et ce, après
l’approbation du Parlement. Sa prolongation éventuelle ne
devrait pas être possible que par référendum. Le suspect
devrait avoir la possibilité de faire appel après une
semaine, et les verdicts des tribunaux devraient être
appliqués aussi en cas d’innocentement.
« Sans réformes radicales de l’appareil sécuritaire qui
est grandement défaillant, les libertés seront profondément
affectées », conclut Nasser Amin.
Aliaa
Al-Korachi