Pouvoir Politique.
Les changements à la tête du Conseil suprême des forces
armées soulèvent des interrogations sur le rôle des
militaires après 60 ans passés à la tête de l'exécutif.
Parler de la fin de leur influence semble prématuré.
L’armée a la peau dure
« Vous
savez, le président dans
ce pays, pour les 50 ans à venir, doit être un
militaire. Les dirigeants de la guerre priment sur les
autres », ainsi aurait confié l’ancien président Anouar
Al-Sadate à l’écrivain Hassanein Heikal. Les militaires
régnaient déjà depuis un quart de siècle sur le pays. Mais
lors de cette conversation qui a eu lieu en 1975, Sadate
faisait la distinction entre les militaires de Juillet 1952
et ceux d’Octobre 1973. Aussi aurait-il dit : « La
génération de Juillet n’est plus adéquate et il est temps
pour elle de remettre les rênes à la génération d’Octobre ».
En mettant à la retraite le ministre de la Défense, le
maréchal Hussein Tantawi, et le chef d’état-major, Sami Anan,
le tout nouveau président Mohamad Morsi a mis fin au rôle de
cette génération d’Octobre à qui Sadate avait remis les
rênes. Morsi est, en effet, le premier civil à accéder à la
magistrature suprême depuis le renversement de la monarchie
par les Officiers libres en 1952, et il semble bien qu’il y
ait eu des négociations entre la présidence et les
militaires à propos de ces changements à la tête de l’armée.
Dans la foulée de la révolution qui a fait tomber Moubarak,
successeur de Sadate, et tout au long des 18 mois de la
transition, les Egyptiens révoltés scandaient « à bas le
pouvoir militaire », appelant les militaires à remettre
le pouvoir aux civils. Ces mots allaient au-delà d’une
simple protestation contre une transition mal gérée. Ils
donnent une description précise de la situation en Egypte
depuis que l’armée est arrivée au pouvoir avec la révolution
de Juillet. Une élite militaire qui n’est pas rentrée aux
casernes comme le désirait le premier président Mohamad
Naguib. Au contraire, les Officiers libres et leurs
héritiers se sont solidement implantés en occupant les
postes les plus importants au sein de l’Etat. Et à chaque
fois qu’un général partait à la retraite, il se voyait
attribuer un poste dans un appareil administratif de l’Etat.
La discussion que Sadate a eue avec Heikal s’achève par le
choix de Hosni Moubarak comme vice-président. Durant les
trois décennies que ce dernier passera à la tête de l’Etat,
les militaires sont au premier rang des institutions
étatiques, une stratégie.
Le remaniement initié par Morsi apparaît donc comme une
décision historique, puisque pour la première fois, depuis
la création de l’Etat égyptien moderne, des chefs militaires
sont limogés par une autorité civile élue. C’est également
la première fois que la légitimité des urnes prend le dessus
sur la légitimité des victoires militaires. La légitimité de
Naguib et Nasser était le putsch de 1952, celle de Sadate
était la guerre d’Octobre contre Israël. Quant à Moubarak,
il a basé sa légitimité sur l’attaque aérienne qui a servi
de couverture aux troupes égyptiennes pour traverser le
Canal de Suez et dont il était l’architecte. Morsi, lui,
tire sa légitimité de la volonté de la rue, des citoyens qui
ont voté pour lui en mai dernier.
Le remaniement initié par Morsi au sein de l’armée a été
pourtant vu comme une étape pour « frériser » le
pays, c’est-à-dire renforcer la main des Frères musulmans
dont il est issu. Les dirigeants militaires limogés n’ont
pas été remplacés par des membres de la confrérie et ont
d’ailleurs été honorés. Tantawi a reçu le très prestigieux
Ordre du Nil qui lui vaut d’être traité comme un chef
d’Etat, et Anan a reçu l’Insigne de la République. Les
autres dirigeants remplacés se sont vu attribuer des postes
importants au sein de l’administration comme celui de PDG de
l’Organisme du Canal de Suez.
Ce changement à la tête de l’Etat, suivi d’un autre à la
tête de l’armée, ne met pourtant pas fin au pouvoir des
militaires.
Selon le professeur de sciences politiques, Rabab Al-Mahdi,
« c’est vrai que l’institution militaire n’est plus à la
tête de l’exécutif, mais cela ne signifie pas la fin de son
rôle politique. Elle continue à jouer un rôle dans les
coulisses ».
Et sur scène, ils sont déjà très présents dans
l’administration et dans l’économie. Fait révélateur, 16 des
27 gouvernorats d’Egypte sont dirigés par des généraux ou
colonels. Et 13 des 25 chefs de quartier du Caire sont des
militaires sans compter les municipalités.
On les trouve dans des ministères comme l’Environnement et
le Transport, dans les compagnies d’eau et de pétrole.
Les officiers à la retraite dirigent trois secteurs très
importants, à savoir l’agriculture, l’urbanisation et le
tourisme. Ils dirigent également des usines de pâte, d’huile
et d’eau minérale. L’historien Mohamad Al-Gawadi parle d’un
changement de rôle et non d’un rôle affaibli de l’armée, et
base sa vision sur les activités économiques des forces
armées qui restent d’ailleurs un tabou. Ces activités
représenteraient entre 25 et 40 % de l’économie. On ne sait
pas comment les décisions se rapportant aux projets
d’investissement géants sont prises au sein de l’armée,
combien coûtent ces projets et qui en récolte les bénéfices,
car l’armée s’applique à dissimuler toutes les informations
ayant trait à ses intérêts, ce qui fait d’elle un Etat dans
l’Etat, surtout que ses activités échappent à tout contrôle
de l’exécutif.
Il semble donc exagéré de parler de la fin des militaires,
selon Seifeddine Abdel-Fattah, professeur de sciences
politiques à l’Université du Caire. « L’armée continuera
à jouer un rôle politique et continuera aussi à soulever
des questions »,
conclut-il.
Samar
Al-Gamal