Comprendre le mal du Sinaï
Hicham Mourad
Une
fois de plus, le Sinaï se trouve sous les feux des
projecteurs. L’« opération aigle », la plus vaste
jamais entreprise conjointement par l’armée et la police,
bat son plein. Objectif : « nettoyer » la péninsule
des terroristes qui y sèment la terreur et défient
l’autorité de l’Etat. Leur dernier défi lancé aux
autorités : l’attaque meurtrière qui a coûté la vie à 16
gardes-frontières, le 5 août, au sud de la ville de Rafah,
près de la frontière avec Israël. La gravité de l’attentat,
le plus important jamais perpétré contre les forces de
sécurité égyptiennes, a créé des ondes de choc à travers le
pays.
Le chef du service de renseignements, Mourad
Mouafi, et le gouverneur du
Nord-Sinaï, où l’attaque a eu lieu, ont été limogés par le
président Mohamad Morsi.
Mouafi semble avoir été sacrifié
comme un bouc émissaire, après avoir eu l’indélicatesse de
déclarer, à l’agence de presse officielle, qu’il avait fait
le nécessaire en alertant les autorités compétentes des
risques d’un attentat terroriste au Sinaï. Pour se disculper
d’une possible responsabilité, il a souligné que le rôle de
son service se limite à réunir les informations nécessaires
et à les transmettre aux autorités concernées, niant avoir
une quelconque mission exécutive sur le terrain.
La présidence a, de son côté, jeté dans des termes à peine
voilés la responsabilité de cette carence sécuritaire sur
l’armée qui, selon elle, devait s’occuper davantage de la
sécurité du pays au lieu de s’immiscer dans la politique
intérieure du pays.
Au-delà de cette querelle intestine qui reflète les traits
de la politique interne post-révolution, où Frères musulmans
et armée se disputent le pouvoir, les théories vont bon
train sur les auteurs de l’attentat. Alors que la confrérie
et le Mouvement de la résistance islamique en Palestine (Hamas),
qui contrôle la bande de Gaza, y voient la main d’Israël et
de son service de renseignements (le Mossad), dans le but de
torpiller le récent rapprochement entre Le Caire et le
Hamas, l’armée, les services de sécurité et les
spécialistes soulignent la responsabilité de
salafistes-djihadistes
locaux, en connexion avec des groupuscules islamistes
radicaux dans la bande de Gaza. L’Egypte a ainsi identifié
l’un des auteurs de l’attentat comme appartenant à
l’organisation terroriste palestinienne l’Armée de
l’islam, basée à Gaza. Certains observateurs citent
d’autres groupuscules, dont celui d’« Al-Qaëda
dans la péninsule du Sinaï » qui avait fait parler de
lui en août dernier en annonçant avoir lancé une campagne
pour établir un émirat islamique dans la presqu’île.
Cette campagne faisait suite à une démonstration de force et
une offensive meurtrière contre le poste de police d’Al-Arich,
chef-lieu du Nord-Sinaï, le 29 juillet, qui avait fait
plusieurs morts et blessés. Ces spécialistes avancent, pour
étayer leur thèse, l’appel lancé aux militants islamistes
par l’Egyptien Ayman Al-Zawahri,
qui avait pris la tête de l’organisation terroriste d’Al-Qaëda
après le meurtre d’Oussama Ben Laden, de transférer la
guerre sainte dans les pays du Moyen-Orient au lieu de
l’Afghanistan.
Le Sinaï serait à ce propos une terre idéale : d’une
superficie importante de 56 000 km2 (plus de cinq
fois la taille du Liban) mais largement désertique, la
péninsule est peu peuplée, sa population largement bédouine
est de seulement 600 000 habitants. D’une géographie
escarpée dans certains de ses endroits, le Sinaï représente
un sanctuaire idéal pour les militants islamistes où ils
peuvent s’y entraîner, s’y cacher et, surtout, s’y procurer
des armes à travers la contrebande florissante avec la bande
de Gaza. Une nouvelle source de trafic d’armes s’est offerte
aux djihadistes après
l’effondrement du régime libyen de Mouammar Kadhafi, tué en
octobre dernier. Profitant du vide sécuritaire autant en
Libye qu’en Egypte, après la chute du régime de Moubarak,
les trafiquants d’armes n’ont aucun mal à transporter les
armes les plus sophistiquées aux militants islamistes du
Sinaï. Ce dernier dispose également de cibles faciles à
attaquer : l’industrie florissante du tourisme dans sa
partie sud, à Charm Al-Cheikh,
Nouweiba,
Dahab et Taba, où
beaucoup de touristes sont des Israéliens. Au milieu des
années 2000, ces stations balnéaires ont été victimes de
plusieurs attaques terroristes meurtrières, faisant des
centaines de morts. Le but était alors de mettre dans
l’embarras le régime du Caire et le priver d’une partie des
revenus du tourisme, l’une des quatre sources majeures de
devises étrangères du pays, avec l’exportation pétrolière,
les virements des expatriés égyptiens et les revenus du
Canal de Suez. Le Sinaï présente aussi un avantage de
taille : sa proximité avec Israël, l’ennemi étranger numéro
un des djihadistes.
Ce qui précède n’explique que partiellement le fait que le
Sinaï est devenu une terre de prédilection pour les
salafistes-djihadistes.
D’autres facteurs étaient en marche depuis que l’Egypte a
récupéré la péninsule après le retrait de l’armée
israélienne en avril 1982. Les autorités égyptiennes ont
toujours eu un regard « sécuritaire » sur cette
portion de terre, considérée principalement comme la
frontière est du pays, face à un Etat hébreu vu comme un
ennemi potentiel, malgré la conclusion du traité de paix en
mars 1979. La terre, comme rempart militaire, était
précieuse, mais pas sa population, négligée. La « négligence »
est donc le mot-clé pour expliquer la situation actuelle, où
le Sinaï est devenu un fief de groupes
djihadistes, qui appellent à la guerre sainte pour
établir un Etat islamique.
Les gouvernements égyptiens successifs, quand ils se sont
intéressés au Sinaï, l’ont fait dans le secteur particulier
du tourisme, poussés en cela par les appétits de gains
d’hommes d’affaires, qui ont rapidement saisi l’importance
de ses atouts naturels. C’est ainsi que des stations
balnéaires et villages touristiques ont pullulé dans les
endroits prisés de la péninsule. Mais cette florissante
industrie touristique n’a que très peu profité aux
autochtones, la plupart des travailleurs de ces havres de
beauté viennent de l’Egypte « continentale », où l’on
trouve facilement la main-d’œuvre qualifiée.
L’éloignement géographique a joué un rôle capital dans cet
isolement des habitants du Sinaï, mais le sentiment d’être
des laissés-pour-compte ou les parents pauvres du régime a
été le terreau du fanatisme religieux. La proximité de la
bande de Gaza, avec toutes les souffrances que sa population
endure en raison du blocus israélien, a de son côté laissé
ses traces sur le Sinaï, où fleurissent les activités de
contrebande en tous genres, dont celle des armes, facilitant
ainsi l’action des djihadistes
qui veulent instaurer par la force un émirat islamique au
Sinaï.
La prise de contrôle par le Mouvement de la résistance
islamique (Hamas) de la bande de Gaza en juin 2007,
après en avoir chassé les troupes de son rival, le Fatah,
a renforcé les mouvements radicaux se réclamant de l’islam
dans cette enclave palestinienne. Ceux-ci n’ont pas manqué
d’établir des contacts et prêter main forte à leurs
homologues égyptiens du Sinaï. Ceci explique la série
d’attentats qui ont secoué les stations balnéaires du
Sud-Sinaï au milieu des années 2000. Après les dures frappes
assénées par les forces de sécurité, les
djihadistes, affaiblis, ont
marqué une éclipse, pour réapparaître à nouveau, renforcés,
après le soulèvement populaire du 25 janvier 2011, profitant
du vide sécuritaire et de l’essor du trafic d’armes.
Toute solution au problème du Sinaï ne peut se faire qu’à
travers un changement du regard officiel sur cette partie du
pays. Si le moyen utilisé aujourd’hui est sécuritaire, celui
à long terme ne peut être que multiforme s’attaquant aux
racines du mal. Il s’agit avant tout de transformer la
péninsule en un pôle de développement, de mettre un terme à
l’isolement de sa population en l’intégrant par le
truchement du système éducatif et le lancement de stages de
formation professionnelle. Les indigènes doivent aussi
sentir les bénéfices que rapporte leur terre, en ayant
notamment la priorité dans les emplois qu’offre l’industrie
de tourisme au Sinaï.