Sania
Sharawi
Lanfranchi,
petite-fille de Hoda
Sharawi (née Sultan), vient
d’être publiée chez T.B. Tauris
pour son Casting off the Veil (rejeter le voile). Elle y
dépeint une société, une histoire de famille mais surtout
celle de sa grand-mère, la grande féministe, dans une Egypte
en pleine effervescence.
Une femme, un mythe
Sania
ou autrement dit
Saneyya
Chaaraoui ressemble à son prénom.
Saneyya voulant dire brillante,
éclatante,
éminente.
Autant d’attributs qui correspondent intrinsèquement à son
allure, son maintien et son débit posé, quelque peu saccadé.
Elle cherche toujours le mot juste, la formule exacte comme
si elle ne voulait jamais se tromper. Non pas pour donner
d’elle une image super-positive mais pour exposer ses idées
de la façon la plus précise : elle est interprète de
profession.
Pantalon noir et veste prune, collier de perles et cheveux
argentés coupés au carré, Sania
a une élégance sobre, discrète, absolue. Elle nous reçoit
chez elle, dans le premier salon où, assise sur un canapé
rouge lie-de-vin et entourée de tableaux anciens ainsi que
de plaques en plâtre sur lesquelles sont inscrites dans une
superbe calligraphie arabe de courtes maximes, elle va nous
introduire dans sa famille et nous révéler le mythe de sa
grand-mère Hoda
Chaaraoui. Sur la table, est
posée une collection de petits plats en céramique. Les tapis
sont superbes. Deux énormes coffres limitent l’espace entre
les deux salons. A droite, un piano et comme source de
lumière, quatre abat-jours renforcent l’ambiance tamisée du
lieu. Quelques meubles proviennent de la maison de famille,
sise 2 rue Qasr Al-Nil, sauvés de justesse avant la
démolition, par sa sœur Malak.
C’est cette même sœur qui va inciter
Sania à rédiger la biographie de
Hoda Chaaraoui en
l’exhortant avec insistante à garder comme une relique d’un
passé glorieux le souvenir de celle qui a osé ôter le voile
d’un geste symbolique au début du XXe siècle (en
1923), quand jusque-là encore dominaient les règles sociales
ottomanes hostiles à toute innovation. Il s’agissait
également de conserver non seulement la mémoire d’une femme
qui leur était chère, mais aussi la mémoire d’une féministe
avant l’heure. J’ai écrit ce livre par devoir, avoue
Sania.
D’une fratrie qui compte un garçon,
Sania est la septième. Elle a 3 ans quand sa
grand-mère meurt, mais elle se souvient encore de la chaleur
qui émanait de ses câlins, de la tendresse de ses regards,
de la gentillesse de ses propos. Elle se rappelle que, toute
petite, elle voulait, comme ses sœurs et frère, hisser
le drapeau égyptien sur la
terrasse face aux casernes des Anglais situées au niveau de
l’édifice de la Ligue Arabe — place
Ismaïliya, aujourd’hui place
Tahrir —, pour provoquer les soldats britanniques.
Dans cette maison, on leur avait inculqué un nationalisme
effréné contre l’impérialisme britannique ; il suffit de
relire les discours virulents contre la colonisation
anglaise prononcés par Hoda
Chaaraoui et adressés à une
audience européenne, quand elle avait été nommée
vice-présidente de l’Alliance internationale pour le
suffrage des femmes et dont elle avait créée une filière :
l’Union féministe égyptienne en 1923.
Saneyya
Chaaraoui fait des études de
lettres anglaises. Ensuite, elle poursuit un cursus de
littérature arabe. Sa thèse aura pour sujet le « nassib »
dans la poésie d'Ahmad Chawqi,
le « nassib »
étant une introduction qui permet de créer une ambiance
avant de passer au vif du sujet. Au terme de ses études,
elle sera traductrice puis interprète. Ses enfants, de père
italien, sont placés à l’école italienne du Caire où l’on
n’apprend pas la langue arabe, et c’est à quarante ans
qu’ils obtiendront la nationalité égyptienne. Mais
Sania aura recours à un
professeur d’Al-Azhar pour leur apprendre la grammaire et la
rhétorique. Les versets du Coran ne seront pas appris par
cœur, mais étudiés dans les différentes interprétations, aux
niveaux philologique et jurisprudentiel. Elle demande,
également, au précepteur d’aborder la poésie ancienne à
travers les textes critiques modernes. Une manière de lire
le passé à travers une analyse moderne et diversifiée.
Sania
se dédie à ses études, sa famille et son travail. Mais sa
sœur Malak n’a de cesse de lui
rappeler l’importance d’écrire « l’histoire » de leur
grand-mère Hoda
Chaaraoui, histoire qui fait
partie intrinsèque de l’histoire de l’Egypte.
Sania désormais va partir « en
mission ». Elle commence par questionner les membres de
la famille (je n’avais pas d’enregistreur à cette époque,
dit-elle en soupirant), les « cadettes » comme on les
appelait à la maison, c’est-à-dire de jeunes cousines et
autres activistes qui vivaient autour de
Hoda
Chaaraoui, lesquelles prendront la relève comme
Hawwa Idriss, ou
Céza
Nabaraoui responsable du journal L’Egyptienne,
elle questionne les serviteurs, les intellectuels qui
fréquentaient le Salon du mardi comme
Negm Eddin
Hefni
Nassif et Ahmad Loutfi
Al-Sayed. Sania se ruine auprès
de Charles Bahari et
Nagwa Kamy,
propriétaires consécutifs de la librairie L’Orientaliste :
elle veut se documenter le plus profondément possible pour
arriver aux sources exactes. A propos de sources, il est dit
dans la famille que Hoda
Chaaraoui, du côté de sa mère
circassienne, est la descendante de
Charaluka Gwatich qui
n’est autre que le Hadji Murad de Tolstoï !
Souhaitant suivre les traces de Hoda
Chaaraoui pour donner vie à ce
livre dont elle est responsable vis-à-vis de la famille, du
lecteur, des compatriotes, disons du monde entier, à chaque
fois qu’elle doit voyager pour son travail d’interprète,
Sania s’efforce de retrouver la
trace des rencontres de sa grand-mère avec des personnalités
qui ont marqué l’histoire. Ainsi, elle prend le train entre
deux avions pour visiter Gif-sur-Yvette où vivait Juliette
Adam, une amie de Hoda,
partisane de la cause égyptienne et dont Moustapha Kamel fut
le protégé. Elle se retrouve également — au moment d’une
conférence des Nations-Unis —à Montpellier, au château de la
grande duchesse douairière d’Uzès qui fut, elle aussi, une
grande amie de la grand-mère. Ce jour-là, il y avait une
dégustation dans la cave où Sania
fut invitée. Elle y vit un énorme tableau représentant une
femme assez forte et un enfant. La duchesse était cette
petite fille, posant la tête sur les genoux de sa
grand-mère : la Veuve Clicquot !
« Ce livre, je l’ai écrit il y a très longtemps, j’ai
passé une vie à l’écrire. J’écrivais, j’arrêtais,
j’oubliais, je reprenais. Je relisais L’Egyptienne
qui a été ma principale source d’informations. Pour la
première version, j’ai retrouvé des passages écrits à deux
ou trois reprises. Une fois terminé, j’ai mis le livre de
côté et ne voulais plus le publier. Il a fallu attendre
2007, alors que j’étais en Italie avec mes enfants et que
nous regardions tous les jours les bombardements de Gaza en
pleurant. J’ai été déterminée, il fallait que ce livre voie
le jour pour dire combien ma grand-mère s’était battue
contre l’occupation de la Palestine, comment elle avait
organisé deux conférences en 1938 et 1944 à ce sujet. Alors
qu’aujourd’hui, il y a encore des Occidentaux pour me
demander : qui sont ces Palestiniens ?! ».
Sania
Sharawi ne pense pas ressembler
à sa grand-mère en ce qui concerne les traits de caractère,
mais elle est, comme elle, féministe dans le sang, dit-elle.
Plutôt dans le style des suffragettes que le style de celles
qui tiennent un agenda pour la liberté sexuelle. Sinon,
comment la rattacher à la grande Hoda ?
« En cherchant le mythe de ma grand-mère et tout en m’y
enfonçant, je l’ai démystifiée par rapport à moi-même. Il y
avait un décalage entre les membres de la famille et
moi-même au sujet de Hoda
Chaaraoui. Eux l’avaient connue,
vécu auprès d’elle, mais ils avaient néanmoins gardé la
distance qui permet de créer un mythe tandis que, moi, bien
que je n’aie pas eu le temps de la fréquenter, j’avais été
très près, trop près, en fouinant dans les archives ».
Sania s’est toujours sentie
trop indiscrète à vouloir tout savoir. « Tous ces gens
étaient morts et j’ai essayé de ne pas les brutaliser, de ne
pas remuer leurs cendres dans leurs tombes. J’ai voulu les
respecter ».
Une fois chez l’éditeur, le livre comportait plus de 500
pages. On lui demande de « raccourcir ». Pour elle,
c’est trop contraignant. Elle laisse cette besogne à
d’autres et va se consacrer à un nouveau projet. Il s’agit
d’une encyclopédie italienne online consacrée aux
femmes (www.enciclopediadelledonne.it). Elle y rédige des
portraits : celui de Doria Chafiq,
la grande féministe de la génération post-Chaaraoui,
de Samira Ibrahim à qui les militaires égyptiens font subir
un test de virginité pendant la révolution, de Nadia Younes
qui venait d’être nommée assistante régionale du secrétaire
général de l’Onu quand elle est morte dans un attentat à la
bombe en Iraq, et celui qu’elle prépare de Carla
Buri, directrice du Centre
culturel italien au Caire, qui a énormément travaillé aux
échanges artistiques entre les deux pays.
Menha
el Batraoui