Quel
avenir pour le féminisme en Egypte ?
Hicham Mourad
Les
féministes égyptiennes sont en colère. 16 ONG défendant les
droits des femmes ont organisé, à l’occasion de la Journée
internationale de la femme le 8 mars, une marche de
protestation qui s’est rendue à l’Assemblée du peuple pour
réclamer leur droit à participer à hauteur de 50 % dans la
composition de l’assemblée constituante, chargée de rédiger
la nouvelle Constitution.
L’objectif de cette marche allait au-delà de cette demande
spécifique pour réclamer une plus grande participation
politique et protester contre une marginalisation croissante
des femmes. Celles-ci ont vu régresser leur représentation
au Parlement de 12 % lors de la dernière législature sous
l’ancien président Moubarak, à 2 % seulement dans l’actuelle
Assemblée, dominée par les islamistes. Outre la suppression
du quota de 64 sièges qui a été réservé aux femmes dans la
dernière législature, la dernière loi électorale promulguée
par le Conseil suprême des forces armées, au pouvoir, oblige
les partis politiques à inclure dans leurs listes
électorales au moins une femme, sans leur imposer son
emplacement. La plupart des partis politiques ont assigné à
leurs candidates une place inférieure sur leurs listes, ce
qui a fortement réduit leurs chances de remporter un siège
au Parlement. Ceci ne se limite pas aux seuls partis
islamistes, mais s’applique également aux partis libéraux.
Etant donné que peu de femmes en Egypte jouent un rôle
politique ou bénéficient d’une large popularité dans leurs
circonscriptions, tous les partis sans exception ne se
hasardent pas à placer haut une candidate sur leurs listes.
Plus
d’un an après la révolution du 25 janvier, les associations
de la société civile défendant les droits des femmes
craignent que la montée en puissance des courants islamistes,
majoritaires aux deux Chambres du Parlement (Assemblée du
peuple et Conseil consultatif), ne se traduise par un recul
de ces droits, obtenus après d’âpres luttes pendant de
longues années. Il n’était pas surprenant d’entendre les
manifestantes scander, entre autres, « Badie, Badie (guide
suprême des Frères musulmans), les droits des femmes ne
seront pas perdus ». Elles faisaient allusion aux craintes
qu’elles ressentent et au refus du Parti Liberté et Justice
(PLJ), bras politique des Frères musulmans, première force
politique du pays, d’accepter une femme président. Les
associations ont présenté une liste de leurs demandes et
droits à protéger au président de la Chambre basse, Saad Al-Katatni,
un dirigeant du PLJ qui détient 47 et 59 % des sièges de
l’Assemblée du peuple et du Conseil consultatif
respectivement.
La
faible participation à la marche du 8 mars, quelques
centaines, en dit long sur le poids de ce courant féministe
dans la société égyptienne post-révolution. L’an dernier, à
la même occasion, la manifestation féministe, qui s’est
tenue à la place Tahrir, s’est heurtée à une forte hostilité
d’hommes opposés à davantage de droits aux femmes, à tel
point que certaines manifestantes furent insultées,
harcelées physiquement et frappées. En fait, le féminisme
égyptien a reçu depuis le 25 janvier deux coups. Le premier
est la domination des partis islamistes, toutes tendances
confondues, sur la scène politique.
Les
Frères, pragmatiques, et les salafistes, ultraconservateurs,
détiennent aujourd’hui les deux tiers du pouvoir législatif.
Le PLJ devrait aussi former un gouvernement de coalition où
il serait dominant. Le prochain président pourrait également
être un islamiste. Le courant de l’islam politique, soutenu
par une large majorité de la population, défend une vision
conservatrice du rôle de la femme dans la société bien
différente de celle soutenue par les associations féministes.
Ce courant n’a cessé de dénoncer, avant et après la
révolution, une série de lois sur le statut personnel en
faveur de la femme, promue par l’ancien régime, sous
l’impulsion de l’ancienne première dame Suzanne Moubarak,
qu’il considère comme contraire à la charia. Il leur
imputait l’accroissement du taux de divorce et la «
destruction » de la famille.
Celles-ci étant relayées par une majorité dans une société
foncièrement patriarcale, les islamistes promettent
aujourd’hui de modifier ces lois, dites de Suzanne, qu’ils
jugent inspirées par des valeurs occidentales incompatibles
avec celles de la société égyptienne. Les femmes du PLJ ont
d’ailleurs tenu, à l’occasion du 8 mars, une réunion de
quelque 1 500 participantes, où elles ont attaqué les deux
principaux organes gouvernementaux chargés des droits de la
femme et de l’enfant, mis en place sous le régime Moubarak,
le Conseil national de la femme et le Conseil national de
l’enfance et de la maternité. Elles les accusent de suivre
un « agenda étranger » et de « négliger les besoins plus
pressants » de la femme. Les « sœurs » du PLJ, dont des
parlementaires, et la confrérie dans son ensemble prônent la
suppression de ces deux instances et leur remplacement par
un Conseil de la famille, plus en phase avec la charia.
Le
deuxième coup assené au courant féministe provient du fait
que plusieurs avancées en faveur de la femme ont été
réalisées sous l’ancien régime, avec l’encouragement de
l’épouse de l’ancien président. A l’instar de l’ensemble de
l’héritage politique de l’ancien régime, que la nouvelle
classe politique veut détruire, son legs féministe fait
l’objet d’une forte attaque de la part des islamistes. Cette
association entre Suzanne Moubarak — conspuée par les médias
et la classe politique car elle était derrière le projet
d’hérédité du pouvoir au profit de son fils Gamal — et le
mouvement féministe désavantage ce dernier et le place dans
une situation de faiblesse. Tout ce qui portait le nom de
Suzanne fait aujourd’hui, à tort ou à raison, l’objet d’une
remise en cause.
Comme en
politique, les partis et la société égyptienne dans son
ensemble sont aujourd’hui traversés par une ligne de
fracture islamiste/libérale en ce qui concerne les droits
des femmes. Les islamistes, hommes et femmes, défendent une
vision dans laquelle la place de la femme est
prioritairement au foyer, où sa mission première est
d’élever ses enfants et de s’occuper de son mari et de sa
maison. Il faut cependant nuancer cette image. Alors que les
Frères musulmans ne sont pas contre le principe du travail
de la femme, ils préfèrent y mettre des limites. Ils
s’opposent par exemple à ce que les femmes exercent des
métiers dont les conditions conviennent plutôt aux hommes.
Les salafistes, eux, qui ont remporté le quart des sièges du
Parlement, trouvent que la place de la femme est au foyer.
La
vision islamiste implique que bien des maux sociaux,
notamment le divorce et la délinquance des jeunes, trouvent
partiellement leur origine dans le travail de la femme et sa
mixité avec l’homme. Elle soutient que plusieurs lois sur le
statut personnel adoptées sous l’ancien régime renforçaient
cette tendance, comme celle dite du kholea, qui accorde à la
femme le droit de faire seule une demande de divorce, non
motivée nécessairement par la faute de son époux. A cette
vision conservatrice et majoritaire s’oppose celle,
minoritaire, des féministes et des libéraux.
Celle-ci
défend une société plus égalitaire entre hommes et femmes
inspirée du modèle occidental, mais aussi d’autres pays du
monde en développement, où la femme est parvenue à jouer un
rôle plus proéminent en politique. Passée l’euphorie des
premiers temps de la révolution, les féministes déchantent.
Mais
l’espoir est toujours permis, car la liberté retrouvée a
créé une dynamique qui pourrait faire évoluer la situation
et casser les carcans sociaux .